Déclaration : Les disparitions forcées, un outil de répression contre les défenseur⸱ses des droits humains
À l’occasion de la Journée internationale des disparus, Front Line Defenders souhaite attirer l’attention sur les nombreux cas de disparition forcée de défenseuses et de défenseurs des droits humains dans le monde, en dénonçant l’impunité qui caractérise ces cas, en demandant que les responsables de cette grave violation des droits humains rendent des comptes et en soutenant les défenseur⸱ses des droits humains, y compris les proches des disparus, qui font campagne pour la vérité et la justice.
Les gouvernements du monde entier utilisent les disparitions forcées pour réduire au silence et punir le travail en faveur des droits humains et la dissidence pacifique. Les défenseur⸱ses des droits humains (DDH), y compris les journalistes et ceux qui documentent les violations commises par l’État, sont les cibles de ce crime. Les membres des communautés traditionnellement persécutées, notamment les minorités religieuses et ethniques, ainsi que les défenseur⸱ses des droits humains vivant dans des contextes fortement militarisés, sont particulièrement exposés aux disparitions forcées en représailles à leur travail.
Front Line Defenders a documenté de nombreux cas de disparitions forcées de DDH liées à leur travail, ainsi que des cas de personnes travaillant sur la question des disparitions forcées : au Honduras, le 18 juillet 2020, les DDH Garífuna Suamí Mejía, Sneider Centeno, Milton Martínez Mejía et Gerardo Tróchez ont été victimes de disparition forcée dans la communauté de Triunfo de la Cruz, au Honduras. On ne sait toujours pas où ils se trouvent et le parquet n’a pas fait de progrès substantiels dans ses enquêtes. Ces disparitions s’inscrivent dans un contexte de menaces, d’attaques et d’assassinats généralisés et systématiques à l’encontre de la communauté Garífuna, en représailles à leur lutte pour la récupération de leurs droits sur les terres, qui ont été accaparées par des entreprises privées et la municipalité avec l’assentiment de l’État.
Le tristement célèbre système chinois de surveillance résidentielle dans un lieu désigné (RSLD), prévu par le droit pénal, confère à la police des pouvoirs étendus lui permettant de détenir au secret, pendant une période pouvant aller jusqu’à six mois, les personnes soupçonnées d’avoir commis une infraction liée à la « sécurité nationale », dans n’importe quel lieu choisi par la police. Les experts des droits humains des Nations Unies ont exprimé leur inquiétude quant aux conditions de détention dans le cadre de la RSLD, qui « s’apparentent à la détention au secret et à la détention secrète et équivalent à une disparition forcée ». Parmi les cas récents, on peut citer le cas de la défenseuse des droits humains He Fangmei (何方美), qui a disparu et a été détenue pendant une période inconnue dans un hôpital psychiatrique au titre de la RSLD alors qu’elle était enceinte, et l’avocat en droits humains Chang Weiping (常玮平), qui a été placé en RSLD dans la province de Shaanxi, quelques jours après avoir rendu public les détails des tortures qu’il avait subies de la part d’agents de l’État au cours d’une précédente détention en RSLD de dix jours.
Le Pakistan a l’habitude d’utiliser les disparitions forcées pour cibler les défenseur⸱ses des droits humains et réduire au silence les personnes qui s’opposent à l’administration et à l’armée sur les questions relatives aux droits humains. Ces dernières années, Front Line Defenders a constaté un nombre croissant de cas de disparitions courtes, où les DDH sont retrouvés en détention aux mains de l’État après plusieurs heures, jours ou semaines. Les survivants ont témoigné de conditions de détention inhumaines et ont indiqué avoir été soumis à d’horribles tortures mentales et physiques pendant leur captivité. Même lorsque l’État admet détenir des défenseur⸱ses des droits humains, nombre d’entre eux font face à des affaires judiciaires en vertu de fausses accusations entrainant des détentions prolongées et leur mise sous surveillance. La disparition forcée du défenseur des droits humains Idris Khattak, qui a été retrouvé sept mois plus tard dans une prison d’État, et les poursuites dont il a fait l’objet en vertu de la loi sur les secrets d’État, sont emblématiques de l’impunité dont jouissent les auteurs de ces crimes et de la souffrance persistante des survivants et de leur famille. Bien que les gouvernements pakistanais successifs aient assuré le contraire, ils n’ont pas tenté de pénaliser la pratique des disparitions forcées, et le pays n’a pas encore signé la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées.
Si la Russie a recours aux disparitions forcées contre les défenseur⸱ses des droits humains et des militants de la société civile ukrainiens depuis le début de l’occupation de la Crimée en 2014, cette pratique est montée en flèche depuis que le pays a envahi l’Ukraine en 2022. L’organisation ukrainienne de défense des droits de l’homme ZMINA a signalé que depuis février 2022, l’armée russe a enlevé, fait disparaître de force et détenu illégalement au moins 562 volontaires, militants et défenseurs des droits humains, dont la défenseuse Iryna Horobstova et les journalistes Dmytro Khyliuk et Oleh Baturin. Pendant leur disparition, certains sont soumis à la torture et aux mauvais traitements par les forces russes, parfois jusqu’à la mort — ZMINA a recensé 16 cas où la personne a été retrouvée morte après avoir disparu de force. Les défenseur⸱ses des droits humains sont souvent contraints de s’incriminer eux-mêmes dans des affaires fabriquées de toutes pièces — comme la défenseuse des droits humains et journaliste civique Iryna Danylovych en Crimée.
Front Line Defenders reconnaît le terrible traumatisme qu’infligent les disparitions forcées aux défenseur⸱ses des droits humains, ainsi qu’à leur famille et aux communautés en général. Nous reconnaissons également le travail d’innombrables défenseur⸱ses des droits humains dans tous les coins du monde, en particulier les proches de personnes disparues, qui continuent à œuvrer pacifiquement pour que la vérité et la justice soient rendues pour les disparus. Les défenseur⸱ses des droits humains sont à la fois victimes de disparitions forcées et travaillent sans relâche pour faire campagne contre cette pratique et ses effets sur la société en général.
En mai 2022, le Mexique a franchi le triste cap des 100 000 victimes de disparitions, ce qui témoigne de la gravité du problème dans le pays. En 2022, Front Line Defenders a mis en lumière le travail fondamental réalisé par les défenseur⸱ses des droits humains et les collectifs à la recherche des disparus en remettant son Prix pour les défenseur⸱ses des droits humains en danger à Javier Barajas et María del Tránsito Piña Salvatierra, originaires de Guanajuato. Leur cas illustre les limites que les proches des disparus sont prêts à franchir pour obtenir justice et les retrouver, ainsi que les dangers qu’ils encourent en devenant eux-mêmes des défenseur⸱ses des droits humains. Lorsque leur fille Guadalupe Barajas Piña, enseignante comme eux, a disparu en 2020, ils sont devenus des « buscadores » (des chercheurs), accompagnés de leur fils Javier Barajas Piña. En février 2021, le corps de Guadalupe a été identifié dans une tombe clandestine parmi 80 autres corps. Malheureusement, ce travail en faveur des droits humains a conduit à l’assassinat de Javier Barajas Piña, le 29 mai 2021, par des individus liés à la disparition de sa sœur. Le 16 août 2023, le pouvoir judiciaire de Guanajuato a acquitté les suspects accusés de son assassinat. Cette décision est un terrible message d’impunité qui expose les défenseur⸱ses des droits humains Javier Barajas et María del Tránsito, ainsi que les collectifs qui recherchent leurs disparus à Guanajuato, à un danger encore plus grand.
En Colombie, Yanette Bautista, directrice de la Fundación Nydia Erika Bautista (FNEB), travaille depuis des décennies sur les disparitions forcées liées au conflit armé, après la disparition de sa propre sœur en 1987 enlevée par les forces armées. La FNEB et sept autres organisations de femmes ont présenté au Congrès colombien une proposition de loi visant à élaborer des mesures et des mécanismes de protection spécifiques pour les défenseuses des droits humains qui consacrent leur vie à rechercher des personnes disparues et qui sont exposées à des risques élevés dans cette lutte. Le Congrès a adopté cette proposition le 16 août 2023, et le texte va maintenant être débattu au Sénat.
Au Pakistan et au Sri Lanka, les organisations de défense des droits humains et les proches des disparus font campagne sans relâche pour obtenir la vérité, l’obligation de rendre des comptes et des dédommagements, malgré les menaces qui pèsent sur leur propre sécurité. En l’absence de mécanismes étatiques crédibles qui garantissent la libération et la justice pour les personnes détenues, les familles manifestent pacifiquement dans les rues et plaident lors de forums nationaux et internationaux pour obtenir justice.
Front Line Defenders pense que le recours aux disparitions forcées contre les défenseur⸱ses des droits humains à travers le monde est directement lié à leur travail en faveur des droits humains et condamne fermement cette pratique ainsi que l’impunité dont bénéficient les coupables. Les gouvernements nationaux devraient s’efforcer d’adopter et d’appliquer une législation interdisant cette pratique et toutes autres représailles contre les défenseur⸱ses des droits humains qui travaillent sur la question plus large des disparitions forcées. Il est également important de lutter contre l’impunité associée aux disparitions forcées en donnant de la visibilité aux cas de personnes disparues de force et aux défenseur⸱ses des droits humains qui travaillent sur cette question.