Lettre ouverte de Human Rights Watch, Amnesty International et Front Line Defenders à Vladimir Poutine, président de la Fédération de Russie
28 août 2018
Monsieur le président,
Nous vous écrivons à propos de la récente déclaration du chef de la république tchétchène, Ramzan Kadyrov, lors de laquelle il a affirmé que les proches des insurgés seraient tenus pour responsables des actions de ces derniers et a proféré des menaces explicites contre les défenseur-ses des droits humains, les comparant à des terroristes et promettant de les bannir du territoire tchétchène.
Depuis dix an, Ramzan Kadyrov et son gouvernement répriment la moindre forme de dissidence, en ciblant particulièrement les défenseur-ses des droits humains: soit directement par le biais de ses représentants, soit par le biais d'intermédiaires qui agissent en toute impunité ; les défenseur-ses des droits humains sont menacés, passés à tabac et tués, tandis que les bureaux de leurs organisations sont incendiés.
Dans le cadre de ses actions contre le terrorisme et l'activisme islamiste, les forces de sécurité de Kadyrov commettent de nombreuses exactions graves, notamment la privation illégale de liberté, la torture et autres mauvais traitements, les exécutions extrajudiciaires et les disparitions forcées. Les présumés activistes islamistes et leurs familles font partie des personnes ciblées par des punitions collectives. Les forces de sécurité emploient beaucoup de ces moyens d'intimidation illégaux contre ceux qui critiquent pacifiquement le gouvernement. Nos organisations travaillent en Tchétchénie depuis de nombreuses années et nous avons documenté de très nombreux cas d'abus.
Le climat pour les défenseur-ses des droits humains en Tchétchénie est particulièrement hostile. Cette année, les autorités tchétchènes ont intensifié leurs attaques contre Memorial, une organisation russe de défense des droits humains renommée. En janvier, elles ont emprisonné l'éminent défenseur Oyub Titiev, directeur de l'organisation, en vertu d'accusations criminelles fabriquées de toutes pièces. L'arrestation d'Oyub Titiev était un message adressé à tous les défenseur-ses des droits humains, comme Kadyrov l'a lui même déclaré peu après l'arrestation : "ils [les défenseur-ses des droits humains] doivent savoir : ils ne travailleront pas dans notre région". À ce moment-là, Kadyrov avait également proféré des menaces physiques à peine voilées en promettant de "casser le cou de nos ennemis". Depuis, Kadyrov dénigre sans cesse les défenseur-ses des droits humains et taxe Oyub Titiev de "toxicomane" et de traitre lors de programmes télévisés et sur les réseaux sociaux. Ces déclarations mettent l'accent sur le fait que les poursuites pénales intentées contre Oyub Titiev sont basées sur des motifs politiques et que Kadyrov en est personnellement à l'origine ou qu'il les soutient explicitement. Le procès d'Oyub Titiev se tient devant la cour de Chali en Tchétchénie.
Le 20 août, des jeunes tchétchènes armés de couteaux ont attaqué des policiers, faisant un mort et trois blessés. Le 23 août, Kadyrov a déclaré qu'il infligerait des punitions collective aux familles des assaillants. Il a également proféré des menaces claires contre les défenseur-ses des droits humains. Lors d'un programme diffusé sur la télévision publique et à la radio tchétchène (ChGTRK), il a déclaré que "les soi-disant défenseur-ses des droits humains ont l'audace de demander pourquoi nous avons recours à la responsabilité collective, pourquoi nous tenons les pères et les mères pour responsables... Le père et la mère, le père du père sont en grande partie responsables, chacun dans la famille l'est... C'est notre mère patrie, nous en sommes responsables..."
Kadyrov a aussi clairement expliqué que selon lui, il a le pouvoir de restreindre la liberté de circulation des défenseur-ses des droits humains, déclarant que lorsque le procès d'Oyub Titiev sera terminé, les défenseur-ses des droits humains ne pourront plus travailler ou venir en Tchétchénie. Il a déclaré: "... Les dits défenseur-ses des droits humains n'ont aucun droit de se déplacer sur mon territoire... Je vais prendre des sanctions contre eux. Laissons-les se promener [ici pour le moment], laissons-les venir à Shali [pour le procès d'Oyub Titiev], à Grozny. Mais une fois que le procès est terminé - c'est fini... Ils seront interdits sur notre territoire parce qu'ils se mettent sur le chemin de notre peuple qui vit pacifiquement. Je dis officiellement aux défenseur-ses des droits humains : une fois que la cour rend son verdict [dans l'affaire d'Oyub Titiev], la Tchétchénie est un territoire qui leur sera interdit, comme aux terroristes, aux extrémistes et aux autres parce qu'ils sont des provocateurs..."
La déclaration de Kadyrov montre une intention de mener des actions illégales. La Tchétchénie est un sujet de la Fédération de Russie, tenu par le droit russe et les obligations internationales de la Russie en matière de droits humains.
L'article 5 du Code pénal russe, relatif au principe de culpabilité, prévoit qu'une personne peut-être punie uniquement pour des "actions (ou inaction) socialement dangereuses et entrainant des conséquences socialement dangereuses" et seulement si leur culpabilité individuelle a pu être prouvée par un tribunal. La punition collective est également strictement interdite par le droit international relatif aux droits humains. Au cours des dernières années, nos organisations ont plusieurs fois attiré l'attention des autorités russes sur l'usage des punitions collectives par les autorités tchétchènes et ont exhorté le gouvernement russe à mettre fin à cela.
Notamment, lorsqu'en décembre 2014, Kadyrov avait plaidé pour éradiquer l'insurrection en punissant illégalement les parents pour les actes de leurs enfants, vous aviez dit "personne, y compris les dirigeants en tchétchénie, n'a le droit d'imposer des punitions extrajudiciaires". En réaffirmant son intention d'imposer des punitions collectives, Kadyrov fait preuve de mépris pour les principes et règles fondamentales que vous avez invoqués.
L'intention de Kadyrov d'imposer une interdiction totale sur les défenseur-ses des droits humains est tout aussi illégale et intolérable. Elle viole le droit à la liberté d'association et de mouvement, garanti par la Constitution russe ainsi que par la Convention européenne sur les droits humains et le Pacte international relatif aux droits civils et politiques. C'est également totalement incompatible avec les obligations des autorités fixées par la Déclaration de l'ONU sur les défenseur-ses des droits humains.
Nos organisations ont aussi plusieurs fois appelé les autorités russes à favoriser un climat qui soutient les défenseur-ses en Tchétchénie et condamnent fermement les menaces et les attaques des autorités tchétchènes contre les défenseur-ses des droits humains à tous les niveaux et à faire en sorte que les coupables rendent des comptes.
Avec tout notre respect, nous vous exhortons à aborder cette question, notamment en condamnant la récente déclaration de Ramzan Kadyrov, en garantissant qu'il ne soit pas autorisé à mettre à exécution ses menaces contre les défenseur-ses des droits humains et les familles et les proches de tout suspect. Nous vous appelons à prendre toutes les mesures nécessaires en votre pouvoir afin de garantir que ces déclarations et ces actions qui enfreignent la loi Russe et les obligations internationales de la Russie aient des conséquences juridiques, conformément à la loi ; nous vous exhordons d'assurer la libération immédiate d'Oyub Titiev, un défenseur des droits humains qui a dénoncé les punitions collectives et autres abus flagrants perpétrés par les autorités tchétchènes, et qui se trouve derrière les barreaux depuis près de huit mois à cause de son travail en faveur des droits humains.
Nous vous remercions pour votre attention et attendons votre réponse.
Sincères salutations,
Hugh Williamson, directeur Europe et Asie centrale, Human Rights Watch
Anna Neistat, Directeur de la recherche à Amnesty International
Andrew Anderson, Directeur exécutif, Front Line Defenders.