À l'occasion du 10e anniversaire du meurtre de Natalia Estemirova, des organisations de défense des droits humains réclament une justice attendue depuis longtemps
La Fédération Internationale des Droits de l'Homme (FIDH), dans le cadre de l'Observatoire pour la protection des défenseur-ses des droits humains
Human Rights Center «Memorial»
Human Rights Watch
Amnesty International
International Partnership for Human Rights (IPHR)
Norwegian Helsinki Committee
Front Line Defenders
L'Organisation Mondiale contre la torture (OMCT), dans le cadre de l'Observatoire pour la protection des défenseur-ses des droits humains
RAW in WAR (Reach All Women in WAR)
Board of the EU-Russia Civil Society Forum
Committee Against Torture (CAT)
Public Verdict Foundation
European Human Rights Advocacy Centre (EHRAC)
15 juillet 2019 - À l’occasion du dixième anniversaire du meurtre de l'éminente défenseuse des droits humains tchétchène Natalia Estemirova, neuf organisations internationales et deux organisations russes se joignent à la FIDH et à son organisation membre l'Human Rights Centre Memorial, pour appeler les autorités russes à respecter leurs obligations de mener une enquête minutieuse, impartiale et efficace sur ce crime et de traduire en justice les responsables présumés dans le cadre de procès équitables, mais aussi de mettre fin à l'impunité en Tchétchénie.
Natalia Estemirova a été enlevée, apparemment par des membres des forces de sécurité, près de son immeuble à Grozny, la capitale tchétchène, dans la matinée du 15 juillet 2009. Son corps a été retrouvé quelques heures plus tard en Ingouchie, une région voisine dans le nord du Caucase, avec plusieurs blessures par balles.
Depuis le début des années 90 Natalia Estemirova se battait sans relâche contre l'injustice en Tchétchénie. Au début de la seconde guerre de Tchétchénie, à l'automne 1999, elle a commencé à travailler pour l'Human Rights Center "Memorial" et elle est bientôt devenue l'une de ses principales activistes. Elle a documenté sans crainte les abus flagrants, d'abord perpétrés par l'armée et la police russes, puis par les forces de sécurité tchétchènes. Son travail a mis au jour de nombreuses atrocités, notamment la frappe de missiles balistiques russes sur la capitale tchétchène, Grozny, qui a coûté la vie à plus de 100 civils en octobre 1999, le massacre de dizaines de civils dans le village tchétchène de Novye Aldy en février 2000 et les disparitions forcées, la torture, les exécutions extrajudiciaires et les incendies punitifs perpétrés par des forces de l'ordre et des forces de sécurité tchétchènes en 2007-2009.
En 2008, après s'être prononcée contre le foulard imposé aux femmes par les autorités tchétchènes, le chef de la Tchétchénie, Ramzan Kadyrov, l'avait personnellement menacée. Elle avait aussi été indirectement menacée à plusieurs occasions, notamment durant les jours précédant son meurtre. Au cours des dernières semaines de sa vie, Estemirova a enquêté sur des affaires particulièrement délicates d’exactions commises par des agents des forces de sécurité tchétchènes, notamment l’exécution publique de Rizvan Albekov dans le village d’Akhkinchu-Borzoy, le 7 juillet 2009.
Le travail courageux de Natalia Estemirova a été reconnu et célébré par plusieurs prix prestigieux. Elle a reçu le prix "Right to Life" du Parlement suédois en 2004 et la médaille Robert Schuman du Parlement européen en 2005. En 2007, elle a reçu le Prix annuel de Human Rights Watch pour un engagement exceptionnel. Après l'assassinat de son amie Anna Politkovskaïa en 2006, Natalia Estemirova a reçu le premier RAW in WAR award, créé en l'honneur de la journaliste russe assassinée.
En janvier 2010, la Commission d'enquête de la Fédération de Russie, la principale agence d'investigation du pays, a déclaré que ce meurtre avait été perpétré par un insurgé, Alkhazur Bashaev, qui a été tué avant cette annonce. La Commission d'enquête a déclaré qu'Alkhazur Bashaev aurait commis ce crime car Natalia Estemirova l'avait taxé de recruteur d'insurgés. Plus tard, une explication officielle différente a été donnée ; Bashaev aurait assassiné Estemirova pour discréditer le gouvernement de la Fédération de Russie et les autorités tchétchènes à la veille d'une rencontre entre le président russe Dmitry Medvedev et la chancelière allemande Angela Merkel. Cette conclusion, étayée par des preuves obtenues de la part d'anciens insurgés purgeant une longue peine de prison, n'était ni fiable ni convaincante.
En 2011, la FIDH, Novaya Gazeta et le Centre des droits humains Memorial ont souligné dans leur rapport conjoint que les incohérences de la version officielle laissaient croire qu'une fausse version des événements avait été inventée pour éviter une enquête sur une éventuelle implication officielle dans ce meurtre, notamment l'implication des forces de sécurité tchétchènes. Le 20 septembre 2011, les proches de Natalia Estemirova ont porté plainte devant la Cour européenne des droits de l'Homme contre l'absence d'enquête efficace sur son meurtre. L'affaire est en cours.
"Memorial pense que le meurtre de Natalia Estemirova est uniquement lié à son travail en faveur des droits humains. Les autorités tchétchènes ont voulu la faire taire. La version officielle, qui attribue son meurtre à des insurgés ne tient pas quand on l'examine de plus près. Les autorités russes doivent trouver et punir les coupables, notamment ceux qui ont ordonné ce meurtre" a déclaré Oleg Orlov, responsable du programme Hot Stops de l'Human Rights Center Memorial.
Dans le contexte de la persécution systématique des défenseur-ses des droits humains en Tchétchénie, l'incapacité des autorités russes à mener une enquête effective sur le meurtre d'Estemirova semble être délibérée. Son assassinat a eu des effets désastreux sur la situation des droits humains en Tchétchénie, augmentant la peur et dissuadant les résidents locaux de demander l'aide de défenseur-ses des droits humains. Ramzam Kadyrov taxe régulièrement les défenseur-ses des droits humains d'ennemis du peuple et les accuse de collaborer avec les terroristes.
Les militants du Joint Mobile Group de défenseur-ses des droits humains en Tchétchénie, qui jouent un rôle crucial pour apporter de l'aide aux victimes d'exactions perpétrées par les forces de sécurité après le meurtre de Natalia Estemirova, ont été victimes de nombreuses attaques en 2014-2016. Le 9 mars 2016, deux membres du groupe et six étrangers et journalistes russes qui se rendaient en Tchétchénie ont été attaqués par des partisans des autorités tchétchènes en Ingouchie près de la Frontière administrative avec la Tchétchénie. Des truands, qui agissaient vraisemblablement pour le compte des autorités tchétchènes, ont attaqué et détruit les bureaux du groupe deux fois. Toutes ces attaques ont été menées en toute impunité, obligeant le groupe à quitter la Tchétchénie pour des raisons de sécurité.
Les efforts déployés par les autorités tchétchènes pour éliminer toute action en faveur des droits humains en Tchétchénie ont abouti à l’ouverture d'une affaire criminelle fabriquée de toute pièce contre le successeur de Natalia Estemirova, son ami et collègue Oyub Titiev, qui a pris la tête de Memorial en Tchétchénie peu après la mort de Natalia Estemirova. En janvier 2018, les autorités de Tchétchénie l'ont arrêté en vertu de fausses accusations de possession de drogue. Après 17 mois derrière des barreaux, Oyub Titiev a été mis en liberté conditionnelle en juin 2019.
Les organisations appellent les autorités russes à :
Mener une enquête minutieuse, impartiale et effective sur le meurtre de Natalia Estemirova et à traduire en justice les coupables devant des tribunaux civils ordinaires ;
Enquêter sur les attaques visant des défenseur-ses des droits humains et des journalistes en Tchétchénie et garantir que justice soit rendue, notamment sur les attaques visant des militants du Joint Mobile Group en 2014-2016 ;
Créer un climat de travail favorable aux défenseur-ses des droits humains et aux journalistes en Tchétchénie ;
Garantir le respect des droits humains et des libertés fondamentales, en toutes circonstances, conformément aux obligations internationales de la Fédération de Russie.