Nécessité d’une action renforcée et résolue de l’UE pour soutenir la société civile du Kirghizstan, alors que le projet de loi sur les « représentants de l’étranger » est sur le point d’être adopté
À l’attention de :
Président du Conseil européen, Charles Michel
Haut représentant de l’UE pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, Josep Borrell
Le Commissaire européen au Commerce, Valdis Dombrovskis
Les membres du groupe de travail sur l’Europe de l’Est et l’Asie centrale (COEST) du Conseil des affaires étrangères de l’UE
Les représentations permanentes des États membres auprès de l’UE
Les ministères des Affaires étrangères des États membres de l’UE
Les membres du Parlement européen
Copie :
Le représentant spécial de l’Union européenne pour l’Asie Centrale, Terhi Hakala
La délégation de l’UE en République kirghize
Chers représentants de l’UE, des institutions et des États membres,
Nous vous écrivons au nom d’une coalition de huit organisations internationales de défense des droits humains au sujet des menaces sans précédent qui pèsent actuellement sur la société civile au Kirghizstan. Le projet de loi sur les « représentants de l’étranger », inspiré de la Russie, qui devrait être examiné en deuxième lecture par le parlement le 14 février 2024, aurait des conséquences potentiellement désastreuses pour la société civile dynamique du pays, notamment sur les groupes de défense des droits humains, les médias indépendants et d’autres organisations à but non lucratif. Alors que les décideurs kirghizes semblent déterminés à aller de l’avant avec cette initiative législative erronée et dangereuse, la société civile du pays compte sur la communauté internationale pour faire preuve d’un soutien déterminé.
Compte tenu de l’engagement de l’UE à promouvoir les droits humains, l’état de droit et le développement de la société civile au Kirghizstan, son soutien est particulièrement important. Par conséquent, tout en saluant la position active de l’UE à l’égard du projet de loi sur les « représentants de l’étranger » et les préoccupations qu’elle a exprimées tant publiquement et non publiquement, nous vous demandons instamment d’intensifier encore votre action et de prendre toutes les mesures possibles pour contribuer à empêcher l’approbation finale et l’application du projet de loi. Selon nous, l’avenir de la société civile au Kirghizstan est en jeu, ainsi que la crédibilité du partenariat de l’UE avec le pays qui est fondé sur des valeurs, à un moment où les liens entre l’UE et l’Asie centrale se renforcent. L’adoption de ce projet de loi est également susceptible d’avoir des répercussions sur la situation de la société civile dans d’autres pays d’Asie centrale, ce qui lui confère une importance régionale.
Le projet de loi sur les « représentants de l’étranger », qui a été initié en novembre 2022 et s’inspire largement de la législation russe correspondante, a progressé au parlement malgré les vives critiques de la société civile, des experts internationaux et des représentants de la communauté internationale. Adopté par le parlement en première lecture le 25 octobre 2023, le projet de loi a été approuvé par la commission parlementaire sur la législation constitutionnelle lors d’une audience décisive le 23 janvier 2024, ouvrant ainsi la voie à son adoption finale par le parlement. Le projet de loi devait être examiné par le Parlement en deuxième lecture le 7 février 2024. La lecture a finalement été reportée et le projet de loi a été renvoyé en commission pour des raisons techniques. Toutefois, la deuxième lecture a été reportée au 14 février 2024. S’il est adopté par le parlement en deuxième et troisième lecture, le projet de loi sera envoyé au président pour signature.
La version la plus récente du projet de loi, publiée sur le site web du Parlement avant la deuxième lecture prévue, reste fondamentalement répressive. Les révisions apportées n’ont pas permis d’améliorer le caractère restrictif du projet de loi. Selon la formulation proposée, les ONG qui reçoivent un soutien quelconque provenant de sources étrangères et qui s’engagent dans des activités politiques, définies de façon large, devraient s’enregistrer en tant que « représentants de l’étranger » — une étiquette très stigmatisante et discréditante qui sous-entend que les ONG servent des intérêts étrangers et ne travaillent pas au profit de leurs propres communautés cibles ou de leur pays. Les activités basiques des ONG, telles que l’organisation de débats publics, de rassemblements pacifiques ou d’autres événements, la publication d’appels, d’avis juridiques ou de commentaires sur les politiques de l’État, ainsi que la réalisation de recherches sociologiques, de sondages d’opinion ou d’actions de sensibilisation du public, sont considérées comme des activités politiques si elles sont interprétées comme des tentatives d’influencer la prise de décision, la politique ou l’opinion publique.
Les organisations enregistrées en tant que « représentants de l’étranger » figureraient dans un registre public distinct et seraient tenues d’utiliser cette étiquette négative dans tous les documents qu’elles produisent et diffusent. Les groupes qui ne s’enregistrent pas en tant que tel seraient passibles de sanctions : le ministère de la Justice pourrait suspendre leurs activités pour une durée maximale de six mois sans l’accord d’un tribunal et, ensuite, demander à un tribunal de fermer l’organisation.
La loi confère également aux autorités des pouvoirs étendus pour superviser les activités des ONG, notamment en accédant à leurs documents internes, en assistant à tous les événements qu’elles organisent et en procédant à des inspections intrusives pour vérifier le respect de leurs propres statuts et l’utilisation qu’elles font de leurs fonds et de leurs ressources. En outre, la loi introduirait de nouvelles dispositions du Code pénal en vertu desquelles les représentants des ONG pourraient être condamnés à une peine pouvant aller jusqu’à cinq ans de prison s’ils sont reconnus coupables d’avoir mené des activités qui causent un préjudice important aux droits des citoyens, à la société ou à l’État, ou qui incitent les citoyens à refuser d’accomplir leurs devoirs civiques ou officiels. Ces dispositions formulées en termes vagues, qui violent le principe de sécurité juridique, pourraient être utilisées de manière arbitraire et sélective contre des représentants d’ONG que les autorités perçoivent comme gênants, par exemple parce qu’ils dénoncent la corruption ou les fautes commises par des fonctionnaires, exigent la transparence des dépenses publiques ou encouragent les citoyens à s’opposer aux initiatives gouvernementales qui vont à l’encontre des normes internationales en matière de droits humains.
Si elle est finalement approuvée, la nouvelle loi entrera en vigueur très rapidement : 10 jours après sa publication officielle, le gouvernement ne disposant que d’un mois pour élaborer les procédures d’application. Ces procédures pourraient être élaborées sans aucune consultation publique.
Des experts et des organismes nationaux et internationaux spécialisés dans les droits humains ont conclu que le projet de loi allait à l’encontre des obligations internationales du Kirghizstan en matière de droits humains. Dans une lettre conjointe envoyée au gouvernement du Kirghizstan en octobre 2023, trois rapporteurs spéciaux des Nations unies ont déclaré que le projet de loi entrave indûment le droit des ONG à rechercher, recevoir et utiliser des fonds pour leur travail, ce qui fait partie intégrante de la liberté d’association et est essentiel à leur existence et à leurs opérations. Les experts ont également critiqué le fait que le projet de loi accorde aux autorités des pouvoirs excessivement étendus et injustifiés pour contrôler, surveiller, interférer et suspendre les activités des ONG. Un porte-parole du Haut Commissaire aux droits de l’homme a souligné que la nouvelle infraction pénale introduite par le projet de loi est « mal définie, large et sujette à une interprétation subjective » et « peut entraîner des poursuites sélectives à l’encontre du plaidoyer en faveur des droits humains ».
Dans des remarques publiées le 7 février 2024, le directeur du Bureau des institutions démocratiques et des droits de l’homme (BIDDH) de l’OSCE et le représentant de l’OSCE pour la liberté de la presse ont averti que le projet de loi aurait « un impact extrêmement négatif sur la société civile, les défenseurs des droits de l’homme et les médias » au Kirghizstan et permettrait « un contrôle presque total du gouvernement sur le droit à la liberté d’expression des acteurs de la société civile et des médias ». Dans un avis antérieur préparé à la demande du médiateur du Kirghizstan, le BIDDH a estimé que les dispositions proposées étaient incompatibles avec le droit à la liberté d’association, notamment parce qu’elles accordent aux autorités un « pouvoir discrétionnaire illimité » pour qualifier une organisation ou une personne de « représentant de l’étranger » et qu’elles pourraient être utilisées pour stigmatiser, intimider et harceler des organisations menant des activités légitimes. L’avis fait également référence à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, qui considère que les législations de type « agent de l’étranger » sont incompatibles avec le droit à la liberté d’association.
Bien que les initiateurs du projet de loi sur les « représentants de l’étranger » aient affirmé qu’il vise à garantir la transparence des ONG, ce n’est pas une raison légitime au regard du droit international relatif aux droits humains pour leur imposer des restrictions excessives. Il est également clair que ce n’est pas le véritable objectif du projet de loi. En vertu de la législation existante, toutes les ONG, y compris celles financées par l’étranger, sont déjà soumises à une surveillance étendue de l’État et doivent régulièrement rendre compte de leurs activités et de leurs finances à différents organes de l’État. Les amendements à la loi sur les organisations non commerciales adoptés en 2021 obligent les ONG à fournir chaque année des informations détaillées sur leurs sources de financement, l’utilisation de leurs fonds et de leurs actifs, qui seront publiées sur le site web du service des impôts. Ces informations sont donc déjà accessibles au public.
Au lieu de cela, le projet de loi sur les « représentants de l’étranger » semble avoir été conçu principalement comme un outil de pression contre les groupes qui examinent, critiquent et préconisent des améliorations dans les politiques et la législation de l’État, au détriment de l’ensemble du secteur de la société civile. Les partisans de la loi ont mené des campagnes de diffamation organisées contre les défenseur⸱ses des droits humains, les journalistes indépendants et d’autres représentants de la société civile, les présentant comme des menaces pour la sécurité nationale et les accusant de propager des valeurs qui seraient « étrangères » aux traditions et à la mentalité du pays. Les représentants du gouvernement, y compris le président Sadyr Japarov, ont également qualifié les ONG financées par l’étranger de « mangeurs de subventions » et les ont accusées de partager avec les donateurs des informations « peu fiables » sur la situation dans le pays.
Cependant, en poursuivant le projet de loi sur les « représentants de l’étranger », les autorités rendent un mauvais service aux citoyens. Au lieu d’accroître la transparence des ONG, le projet de loi sapera le rôle crucial de la société civile, qui aide non seulement les organismes publics à fournir un soutien aux groupes vulnérables de la population, mais aussi qui promeut la transparence et la responsabilité du secteur public. Les organismes de surveillance ont déjà dénoncé une diminution significative de la transparence du gouvernement au Kirghizstan, qui empêche que les actes répréhensibles soient révélés et augmente le risque de corruption. Cette situation a un impact négatif sur les investissements, y compris les investissements étrangers, ainsi que sur la croissance économique et le bien-être dans le pays.
Le projet de loi s’inscrit dans un schéma plus large et alarmant dans lequel les autorités kirghizes intensifient leurs efforts pour supprimer la liberté d’expression, l’accès à l’information et l’engagement civique, notamment par le biais d’autres initiatives législatives restrictives visant les ONG et les médias, de raids et de pressions contre les médias indépendants, ainsi que d’arrestations arbitraires et de poursuites pénales à l’encontre de journalistes, de blogueurs et de militants qui s’expriment ouvertement. La décision judiciaire de la semaine dernière de fermer le média indépendant Kloop, l’enquête criminelle en cours contre le site d’information 24.kg, dont les bureaux ont été mis sous scellés, et l’arrestation récente de 11 employés actuels et anciens de Temirov Live — connu pour dénoncer la corruption au plus haut niveau — sont particulièrement préoccupantes. Un projet de loi sur les médias, également en cours d’examen au parlement, étendrait considérablement le contrôle du gouvernement sur les médias et rendrait difficile le fonctionnement des médias indépendants dans le pays.
Dans ce contexte, le projet de loi sur les « représentants de l’étranger » suscite une grande inquiétude parmi les groupes de la société civile au Kirghizstan, qui se demandent ce que l’avenir leur réserve si la loi entre en vigueur — ce qui pourrait se produire dès ce printemps. Des centaines, voire des milliers de groupes qui reçoivent un financement étranger, quel qu’il soit, et qui s’engagent dans des activités légitimes et importantes visant à promouvoir le dialogue public sur la législation, les politiques et les mécanismes de protection nationaux et à les améliorer, devront décider de s’enregistrer en tant que « représentants de l’étranger » et se soumettre à un contrôle stigmatisant et excessif de l’État ; s’ils refusent de le faire, ils prennent le risque d’être suspendus et éventuellement liquidés, ou devront mettre fin à leurs activités de manière préemptive.
La Fédération de Russie, où une loi sur les « agents de l’étranger » a été adoptée pour la première fois en 2012 et dont le champ d’application a été étendu à plusieurs reprises, est un exemple douloureux de l’impact paralysant de ce type de législation sur la société civile. Les autorités russes utilisent systématiquement la législation sur les « agents de l’étranger » pour discréditer, harceler et réduire au silence les ONG. Des centaines de groupes et de militants travaillant sur les droits humains, l’environnement, la surveillance des élections, la lutte contre la corruption et d’autres questions importantes ont été désignés comme des « agents de l’étranger » dans le cadre d’une répression de plus en plus large, qui a abouti à la destruction de la société civile du pays.
Par conséquent, à ce moment critique, alors que le projet de loi sur les « représentants de l’étranger » est sur le point d’être approuvé, nous appelons les fonctionnaires, les institutions et les États membres de l’UE à défendre la société civile kirghize et à prendre toutes les mesures possibles pour empêcher le Kirghizstan de suivre le même chemin tragique que la Russie. Nous vous demandons instamment de rappeler au gouvernement du Kirghizstan que les questions relatives aux droits humains sont des sujets de préoccupation internationale directe et légitime et vous appelons à utiliser les moyens de pression disponibles pour renforcer votre message sur le projet de loi sur les « représentants de l’étranger », ainsi que sur la campagne plus large contre les acteurs indépendants de la société civile et des médias au Kirghizstan (comme décrit ci-dessus). Nous vous exhortons en particulier à suivre les étapes suivantes :
Suspendre les préférences commerciales du Kirghizstan dans le cadre du système de préférences généralisées Plus (SPG+) de l’UE, qui lui permet de ne pas payer de droits de douane sur la plupart des produits exportés vers l'UE en échange de la ratification et de la mise en œuvre effective de 27 conventions internationales sur les droits humains. Le récent rapport de suivi du SPG+ de la Commission européenne sur le Kirghizstan a mis en évidence que le rétrécissement de l'espace de la société civile est un domaine clé préoccupant et a appelé à des mesures pour inverser cette tendance négative à la lumière des obligations du pays en vertu du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP). Toutefois, l'UE ne devrait pas s'arrêter là, mais faire clairement savoir au gouvernement du Kirghizstan qu'un manquement à l'obligation de prévenir toute atteinte à l'espace de la société civile, notamment par l'adoption et l’application du projet de loi sur les « représentants de l’étranger », pourrait entraîner la réévaluation et la suspension des avantages du SPG+ dont bénéficie le pays. Étant donné que le projet de loi est loin de respecter les normes du PIDCP (notamment les articles 22, 21, 19, 25 et 26, qui protègent les libertés d'association, de réunion et d'expression, le droit de prendre part aux affaires publiques et le droit à la non-discrimination), une telle mesure serait à la fois appropriée et justifiée et démontrerait au gouvernement du Kirghizstan que le non-respect de ses obligations au titre du SPG+ a un prix, conformément aux recommandations formulées dans la résolution du Parlement européen sur le Kirghizstan, adoptée en juillet 2023.
Reporter la signature et la ratification de l'accord de partenariat et de coopération renforcé entre l'UE et le Kirghizstan (EPCA), qui remplacerait l'accord de partenariat et de coopération actuellement en vigueur et renforcerait considérablement les liens politiques et économiques entre les deux parties. Initié en 2019, l'EPCA devrait être signé prochainement, après quoi il pourrait être appliqué provisoirement avant même sa ratification finale. Étant donné que l'EPCA met fortement l'accent sur les valeurs communes, la démocratie, l'État de droit et les droits humains, poursuivre avec la signature et la ratification éventuelle de cet accord alors qu'un projet de loi répressive sur les ONG est en cours d'adoption et qu'une répression croissante de la société civile du pays est imminente, enverrait un signal tout à fait trompeur au gouvernement du Kirghizstan.
Prendre d'autres mesures concrètes pour démontrer qu’il n’est pas possible que les affaires continuent comme si de rien n’était si le projet de loi sur les « représentants de l’étranger » est adopté et si la campagne actuelle contre la société civile et les médias indépendants se poursuit. Ces mesures pourraient consister à suspendre les événements et initiatives prévus en commun avec le gouvernement, à geler les allocations financières destinées à soutenir les programmes gouvernementaux et à suspendre la délivrance de visas Schengen aux décideurs qui ont participé à l'élaboration et au soutien du projet de loi, comme l'ont demandé précédemment les représentants de la société civile locale. Tout en reconnaissant que la coopération de l'UE avec le Kirghizstan est multiforme et sert différents objectifs, nous pensons qu'il est crucial que l'UE veille à ce que les questions relatives aux droits humains soient placées au centre de tous ses engagements avec le gouvernement et que l'UE fasse clairement savoir que le fait de poursuivre des initiatives telles que la loi sur les « représentants de l’étranger » contredit ses valeurs fondamentales et les priorités de son partenariat avec le Kirghizstan et aura des conséquences réelles et négatives sur les relations mutuelles. Comme vous le savez, la stratégie de l'UE pour l'Asie centrale stipule que l'UE va promouvoir les droits humains, en mettant particulièrement l'accent sur la garantie de la liberté d'association et d'un « environnement juridique et politique favorable à la société civile » en tant que condition essentielle du développement durable au Kirghizstan et dans les autres pays de la région.
Nous vous remercions de l'attention que vous porterez aux points exposés dans cette lettre.
International Partnership for Human Rights (IPHR, Belgique)
Norwegian Helsinki Committee
Civil Rights Defenders (Suède)
People in Need (République tchèque)
Helsinki Foundation for Human Rights (Pologne)
Front Line Defenders (Irlande)
Fédération internationale des droits de l'homme (FIDH), dans le cadre de l'Observatoire pour la protection des défenseur des droits humains
Organisation mondiale contre la torture (OMCT), dans le cadre de l'Observatoire pour la protection des défenseur des droits humains