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21 Juin 2021

L'enlèvement d'un défenseur des droits humains suscite des inquiétudes et menace la crédibilité des élections à venir

Lettre conjointe au Premier Ministre du gouvernement d'union nationale Abdel Hamid Dbeibah et au Procureur général lybien Sideeg Al-Sourr

Selon plusieurs témoins, le défenseur des droits humains et journaliste Mansour Mohamed Atti Al-Maghrabi a été enlevé dans la soirée du 3 juin 2021 par des individus au volant de trois voitures Toyota dans le centre-ville d'Ajdabiya1 (est de la Libye), près du comité local du Croissant-Rouge. D'après des témoins, les voitures, banalisées et sans plaque d'immatriculation, ont été vues pour la dernière fois à l'entrée est d'Ajdabiya. Bien qu'elles ne soient pas confirmées à ce jour, les circonstances de l'enlèvement de Mansour et le contrôle continu d'Ajdabiya par les Forces armées arabes libyennes (FAAL) suggèrent une forte probabilité qu'il soit détenu par les services de sécurité intérieure de Benghazi.

En tant que telles, nos organisations vous exhortent à prendre immédiatement des mesures afin de révéler où se trouve Mansour et de clarifier s'il a été légalement arrêté. S'il est détenu, il doit avoir accès à un avocat. À moins que les autorités ne soient en mesure de démontrer qu'il est poursuivi pour une infraction légitime, le procureur général doit immédiatement ordonner sa libération et lui permettre de passer un examen médical pour vérifier les mauvais traitements ou tortures qu'il aurait pu subir en détention. Son enlèvement et sa disparition forcée, sans aucun mandat, doivent également faire l'objet d'une enquête du procureur général, et les responsables de la sécurité impliqués dans l'enlèvement doivent répondre de leurs actes, si tel est le cas. Le ministère public en Libye doit être en mesure de remplir son rôle de surveillance des lieux de détention et de supervision des procédures judiciaires dans tout le pays, sans ingérence de la part des services de sécurité.

La disparition d'un autre défenseur des droits et journaliste libyen est effroyable, en particulier six mois avant les élections. Les circonstances de la disparition nous portent à croire qu'il est pris pour cible à cause de son travail pacifique en faveur de la société civile et des droits humains. Cette évolution inquiétante contraste fortement avec les engagements des autorités libyennes pris dans le cadre de la feuille de route du Forum de dialogue politique libyen (LPDF) et des principes clés pour les droits humains annexés.

Garantir les droits à la liberté d'expression, de réunion et d'association est essentiel pour garantir la légitimité et la crédibilité des élections de décembre 2021. La société civile libyenne, y compris les défenseur-ses des droits, les avocats, les membres du système judiciaire et les journalistes, doit être protégée par les autorités libyennes et les acteurs internationaux.

Signé :

Front Line Defenders

The Cairo Institute for Human rights Studies (CIHRS)

The Libya Platform2

Contexte

Mansour Mohamed Atti Al-Maghrabi, 34 ans, est défenseur des droits humains, journaliste, blogueur et chef du Comité du Croissant-Rouge et de la Commission de la société civile à Ajdabiya. Il est également producteur de "Shatt al-Hurriya", une série télévisée comique et satirique sur la vie quotidienne en Libye.

Avant sa disparition forcée, le défenseur a organisé une conférence le 31 mai à Ajdabiya pour sensibiliser et mobiliser les citoyens afin qu’ils participent aux prochaines élections le 24 décembre 2021. Le 26 mai, il a également participé à un comité mixte formé par la Commission de la société civile et la Haute Commission électorale nationale, pour préparer la surveillance électorale par les organisations de la société civile.

Mansour est harcelé et convoqué régulièrement par les services de sécurité basés dans l’est du pays en relation avec son travail au sein de la société civile. Le 7 avril, l'Agence de sécurité intérieure d'Ajdabiya a pris d'assaut un événement qu'il tentait d'organiser au sujet des élections ; il a été arrêté et interrogé pendant des heures avant d'être relâché. L’événement, le « Forum des jeunes du croissant pétrolier », a réuni des jeunes du croissant pétrolier oriental pour débattre de l’importance d’organiser des élections sans tarder et de garantir une large participation des citoyens et un suivi efficace de la société civile. Le 13 février 2021 et le 24 décembre 2020, il a été convoqué à des interrogatoires par les mêmes services pour son travail avec la société civile, et il a été accusé d’être un "individu dangereux" à la solde des "intentions étrangères".

Contexte général

Des militants, des défenseur-ses des droits humains et des journalistes continuent d’être harcelés, menacés et intimidés régulièrement par des groupes armés affiliés à l’État en Libye. Il y a des cas récurrents de torture, d’enlèvements et d’assassinats, dans un climat de peur et d’impunité.

Le 20 octobre 2020, Mohammed Bayou, chef du service des médias du gouvernement d'union nationale, et ses deux fils, ont été kidnappés par la Brigade révolutionnaire de Tripoli (TRB) à Tripoli, puis libérés. Le 10 novembre 2020, l’avocate et militante politique Hanan Muhammad Al-Barassi a été assassinée par des hommes armés masqués dans la 20e rue au centre de Benghazi, un jour après avoir critiqué des personnalités militaires proches du général Khalifa Haftar et des Forces armées arabes libyennes (FAAL) sur les réseaux sociaux. Ses enfants, Haneen et Ayman Al-Abdali, ont tous deux été arrêtés et sont désormais considérés comme suspects dans le meurtre de Mahmoud al-Werfalli, un commandant de la FAAL qui était recherché par la Cour pénale internationale (CPI) pour sa responsabilité dans les crimes de guerre. Haneen a disparu quelques heures seulement après avoir mentionné les noms des individus qu’elle croyait responsables du meurtre de sa mère lors d’une émission en direct.

Le 2 décembre 2020, la défenseuse des droits humains Khadija ‘Andidi, coordinatrice du mouvement "No Discrimination" à Ubari, a été victime d’une tentative d’assassinat, après avoir critiqué en ligne la prise d’assaut d’un quartier à Ubari par la brigade Tariq Bin Ziyad, un groupe armé affilié à la FAAL. Le 25 décembre 2020, le défenseur des droits humains Muhammad Radwan a été arrêté à Tawergha et transféré à Misrata sans être informé des raisons de son arrestation. Il a été remis en liberté le 26 décembre. Le 11 mars 2021, le militant Zakaria Al-Zawi a disparu à Benghazi, tandis que le 27 mars 2021, le défenseur des droits humains Jamal Muhammad Adas a été enlevé par des inconnus armés à Tripoli.

Les services de sécurité intérieure des forces armées arabes libyennes sont impliqués dans un certain nombre d’arrestations et de disparitions illégales. Le 5 novembre 2020, à Ajdabiya, le photojournaliste Salah Munbeih al-Zway a été arbitrairement arrêté puis libéré par ces services, sur la base d’accusations vagues et non fondées de soutien au terrorisme, en vertu de la loi n°3 de 2014 sur la lutte contre le terrorisme, qui définit de façon trop floue un acte terroriste. Le 30 juin 2020, trois personnes ont été enlevées dans les zones de Bin Jawad et d’Al-Nawfaliya, à l’ouest d’Ajdabiya, dont le directeur de l’hôpital de Bin Jawad, après que leurs maisons ont été perquisitionnées par les services de sécurité interne des FAAL. En mai 2020, le journaliste Ismael Al-Zoui a été condamné à 15 ans de prison par un tribunal militaire de Benghazi en vertu d'accusations de terrorisme similaires, après son arrestation par les mêmes services. Le 11 mars 2020, un groupe armé, qui serait l’unité antiterroriste affiliée à la LAAF, a enlevé un ingénieur sur son lieu de travail à Brak al-Shati. Il a été transféré au service de la sécurité intérieure de Benghazi et aurait été torturé. On ignore où il se trouve actuellement.

Les groupes armés de tout le pays paralysent le pouvoir judiciaire national par l’intimidation et la violence. Entre 2015 et 2020, la Libya Platform a documenté sept agressions paramilitaires contre des bureaux du ministère public et des tribunaux libyens. Au cours de la même période, au moins dix membres du personnel judiciaire ont été enlevés et soumis à des traitements inhumains à cause de leur travail sur les affaires pénales, trois membres du pouvoir judiciaire ont été tués et un juge a survécu à une tentative d’assassinat. Le 26 février 2020, le juge Mohamed Ben Omar a disparu de force de son domicile dans la ville de Castelverde ; on ignore toujours où il se trouve.

Ces arrestations arbitraires et les menaces physiques continues de la part des groupes armés affiliés à l’État sont aggravées par les restrictions continues sur les libertés publiques fondamentales et l’espace civique. La Libye continue d’appliquer les lois et les décrets exécutifs qui violent largement les libertés d’expression, d’association et de réunion pacifique, tels que la loi n°3 de 2014 sur la lutte contre le terrorisme, la loi de 2001 sur la réorganisation des associations civiles, la loi 65 de 2012 limitant le droit de réunion pacifique et la loi de 1972 sur les publications.

En outre, les autorités exécutives officielles et de facto exploitent le vide politique et constitutionnel pour prendre des décisions et émettre des décrets exécutifs illégaux qui restreignent davantage l’exercice des droits à la liberté d’expression, d’association et de réunion pacifique, à savoir le décret 286 émis par le Conseil présidentiel en novembre 2019, et les décrets 1 et 2 de la Commission de la société civile de Benghazi en 2016, qui régulent le travail de la société civile. Ces seules autorités exécutives, en l’absence de contrôle judiciaire, se sont octroyé le pouvoir d’autoriser, de dissoudre ou de suspendre les activités des organisations de la société civile, de délivrer des permis de manifestations et de rassemblements et d’autoriser les journalistes de médias locaux et internationaux à exercer leur profession. Le 14 octobre 2020, la Commission de la société civile de Tripoli a publié une circulaire demandant à toutes les organisations de la société civile (OSC) enregistrées au cours des cinq dernières années de s’enregistrer à nouveau ; sinon, elles seraient menacées de dissolution. Lors de l’enregistrement, les organisations sont invitées à signer un engagement de ne pas entrer en communication avec une organisation internationale sans autorisation préalable.

1 À environ 150 km de la ville de Benghazi.

2 La Libya Platform est une coalition de défense des droits humains fondée en 2016 qui regroupe actuellement 14 organisations de défense des droits humains.