Déclaration conjointe – Algérie: Les accusations de terrorisme portées contre des défenseur-ses des droits humains à Oran constituent une escalade dangereuse de la situation
Le 29 avril 2021, le procureur général d’Oran a inculpé les défenseur-ses des droits humains Kaddour Chouicha, Jamila Loukil et Saïd Boudour dans une nouvelle affaire pénale pour « enrôlement dans une organisation terroriste ou subversive active à l’étranger ou en Algérie ». L’affaire comprend également douze autres militants impliqués dans le mouvement de protestation « Hirak ». S’ils sont reconnus coupables de cette accusation, les défenseur-ses des droits humains risquent jusqu’à vingt ans d’emprisonnement et, le 18 mai, ils peuvent être placés en détention provisoire pour une durée potentiellement longue.
Cette nouvelle accusation liée au terrorisme constitue une dangereuse escalade des attaques contre les journalistes et les défenseur-ses des droits humains et contre le mouvement de protestation pacifique Hirak lui-même. Front Line Defenders et le Cairo Institute for Human Rights Studies condamnent l’augmentation de l’intimidation, de la criminalisation et des attaques contre les défenseur-ses des droits humains et la société civile en Algérie.
Saïd Boudour est défenseur des droits humains et membre de la Ligue algérienne pour la défense des droits de l’Homme. En plus d’organiser des manifestations pacifiques, il œuvre pour la défense des droits des migrants et des prisonniers politiques. Kaddour Chouicha est défenseur des droits humains et professeur d’université. Il est vice-président de la Ligue algérienne pour la défense des droits de l’Homme (LADDH), et il est président de la Ligue à Oran, qui se concentre sur la promotion des droits politiques et civils en Algérie. Jamila Loukil est journaliste et défenseuse des droits humains. Elle est également membre de la Ligue algérienne des droits de l’Homme, et elle couvre en particulier les manifestations pacifiques du Hirak à Oran.
Les organisations soussignées sont profondément préoccupées par les allégations faites contre les défenseur-ses des droits humains en réponse à leur travail pacifique et légitime en faveur des droits humains ; le fait qu’ils soient accusés d’avoir adhéré à une organisation terroriste est particulièrement inquiétant. Nous pensons que cette accusation est uniquement motivée par leur participation au Hirak et qu’il s’agit d’une tentative visant à dénaturer délibérément leurs activités en faveur des droits humains et du mouvement Hirak dans son ensemble. Ces poursuites interviennent alors que la société civile algérienne, à l’approche des élections législatives de juin, fait état d’une nouvelle intensification des attaques contre l’opposition et les forces indépendantes, par le biais d’arrestations arbitraires et de l’emploi d’une force inutile et excessive. Au moins 3000 personnes, dont des défenseur-ses des droits humains et des manifestants pacifiques, ont été arrêtées arbitrairement depuis le 18 février 2021.
Le 29 avril 2021, le procureur général d’Oran a accusé les défenseur-ses des droits humains Saïd Boudour, Kaddour Chouicha et Jamila Loukil de : « Complot contre la sécurité de l’État pour inciter les citoyens à prendre les armes contre l’autorité de l’État ou à porter atteinte à l’intégrité du territoire national » ; « propagande susceptible de nuire à l’intérêt national, d’origine ou d’inspiration étrangère » et « enrôlement dans une organisation terroriste ou subversive active à l’étranger ou en Algérie » (en vertu des articles 77, 78, 87 bis, 87 bis 3, 87 bis 6, 87 bis 12 et 96 du Code pénal). La dernière accusation est particulièrement préoccupante, car les autorités établissent un lien entre l’activisme pacifique et légitime des défenseur-ses des droits humains et un terrorisme présumé. S’ils sont reconnus coupables de ces accusations, les défenseur-ses des droits humains risquent jusqu’à 20 ans de prison.
Des policiers ont arrêté Saïd Boudour le 23 avril 2021 alors qu’il participait à une manifestation pacifique du Hirak à Oran. Le défenseur aurait été agressé par les officiers qui lui auraient laissé des traces sur le corps et le visage. Saïd Boudour a été placé en détention dans un commissariat local d’Oran et, le 28 avril 2021, il a été autorisé à voir son avocat pour la première fois depuis son arrestation. Après l’audience du 29 avril 2021, le juge d’instruction a placé Saïd Boudour sous contrôle judiciaire.
Le tribunal correctionnel d’Oran a précédemment condamné Saïd Boudour pour « délit contre des organismes publics », « diffamation » et « tentatives de menaces » le 24 novembre 2020 et l’a condamné à un an de prison et à une amende de 50 000 dinars algériens (environ 325 euros). Le 10 mars 2021, la cour d’appel d’Oran a ordonné sa libération et l’a acquitté des charges « d’infraction contre des organismes publics » et a prononcé une peine de deux mois de prison avec sursis.
Le 28 avril 2021, l’audience d’appel des défenseur-ses des droits humains Kaddour Chouicha et Jamila Loukil devait se tenir devant la cour d’appel d’Oran mais elle a été reportée au 2 juin 2021, en raison de l’absence de certains des prévenus et des avocats de l’affaire. Les défenseur-ses des droits humains, ainsi que treize autres manifestants, sont accusés d’« incitation à participer à un rassemblement non armé » et de « trouble de l’ordre public » pour leur participation à un rassemblement le 8 octobre 2021 en hommage à Chaïma Saadou, victime de féminicide. Kaddour Chouicha, Jamila Loukil et les autres manifestants ont été acquittés de ces charges le 18 janvier 2021 ; cependant, le procureur de la République a fait appel de l’acquittement.
Alors qu’ils quittaient le tribunal le 28 avril 2021, Kaddour Chouicha et Jamila Loukil ont été arrêtés par des policiers et conduits dans un poste de police d’Oran, où ils ont été interrogés au sujet de leur travail en faveur des droits humains et de leur implication présumée avec des groupes islamiques, ce que les défenseur-ses des droits humains nient catégoriquement. Lors de l’interrogatoire, auquel leur avocat n’a pas été autorisé à assister, les policiers auraient utilisé un langage raciste à l’encontre de Jamila Loukil. Pendant que les défenseur-ses étaient interrogés, la police a perquisitionné leur domicile ; elle détenait un mandat de perquisition et a confisqué plusieurs articles, notamment leurs ordinateurs portables personnels et leurs chéquiers bancaires. Kaddour Chouicha et Jamila Loukil ont ensuite été remis en liberté provisoire à 22 h.
Le procureur a fait appel de la décision rendue par le juge d’instruction le 29 avril. Le 18 mai 2021, la chambre d’accusation statuera sur l’appel et pourrait décider de placer les défenseur-ses des droits humains, et tous les manifestants actuellement non détenus, en détention provisoire pendant une période potentiellement longue, car les enquêtes sur les affaires criminelles et de terrorisme sont souvent longues en Algérie.
Douze autres militants et manifestants pacifiques arrêtés entre le 23 et le 27 avril 2021 sont également poursuivis dans cette affaire : Yasser Rouibah, Tahar Boutache et Mustapha Guira sont placés en détention préventive ; Karim Ilyes est placé sous contrôle judiciaire ; Noureddine Bendella, Imad Eddine Bellalem, Djahed Zakaria, Ibrahim Yahiaoui et Mohamed Khelifi sont en libération conditionnelle. Seddik Sayeh, Aissam Sayeh et Abdelkader Sekkal n’ont pas assisté à l’audience.
Les défenseur-ses des droits humains Saïd Boudour, Kaddour Chouicha et Jamila Loukil sont régulièrement victimes de harcèlement de la part des autorités algériennes. Kaddour Chouicha et Jamila Loukil ont été arrêtés violemment et brutalisés le 4 avril lors d’une manifestation. Le 12 mars 2021, Kaddour Chouicha et son fils ont été violemment battus par les forces de l’ordre lors d’une manifestation pacifique, et un policier a tenté de l’étrangler. Ils ont tous les deux porté plainte. Le 10 décembre 2019, Kaddour Chouicha a été condamné à un an de prison. Le défenseur a été acquitté et libéré le 3 mars 2020. En octobre 2019, Saïd Boudour a été placé en détention préventive pendant quatre mois.
Front Line Defenders et le Cairo Institute ont déjà exprimé leur inquiétude face aux actions ciblées et au harcèlement des défenseur-ses des droits humains et des militants impliqués dans le Hirak et l’organisation de manifestations pacifiques. La détérioration de la situation des droits humains en Algérie a également été soulignée par les procédures spéciales de l’ONU en septembre 2020, et le 5 mars 2021, le Haut-Commissariat des Nations Unies s’est dit préoccupé par « la répression continue et croissante » et « l’emploi d’une force inutile ou excessive (…) pour réprimer les manifestations pacifiques ».
Nous rappelons que, dans ses dernières observations finales en 2018 (CCPR/C/DZA/CO/4), le Comité des droits de l’Homme des Nations Unies a réitéré sa préoccupation concernant l’article 87 bis du Code pénal qui définit le terrorisme de manière trop large et vague permettant de criminaliser la liberté d’expression ou de réunion pacifique. Le Comité a également fait part de ses inquiétudes concernant l’article 96, qui est utilisé pour criminaliser la libre expression et entraver le travail des défenseur-ses des droits humains.
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Nos organisations exhortent les autorités algériennes à:
Abandonnez immédiatement toutes les charges retenues contre les défenseur-ses des droits humains Kaddour Chouicha, Jamila Loukil et Saïd Boudour et les douze autres militants, car nos organisations sont convaincues qu'ils sont ciblées à cause de leur travail légitime et pacifique en faveur des droits humains et pour leur participation à des manifestations pacifiques ;
Ouvrir immédiatement une enquête approfondie et impartiale sur les agressions physiques des défenseur-ses des droits humains Saïd Boudour, Kaddour Chouicha, Jamila Loukil et leur fils, dans le but de publier les conclusions et de traduire les responsables en justice conformément aux normes internationales;
Garantir qu’en toutes circonstances les défenseur-ses des droits humains en Algérie puissent mener à bien leur activités légitimes en faveur des droits humains, sans restrictions indues ni craintes de représailles, et que les manifestants pacifiques ne soient pas injustement pris pour cible par le biais de poursuites infondées liées au terrorisme;
Revoir les dispositions du Code pénal qui risquent de criminaliser indûment le travail en faveur des droits humains, notamment les articles 87bis et 96, conformément au Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP) et à la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples (CADHP) ratifiée par l'Algérie.