Comment le Guatemala glisse dans le chaos dans la lutte pour la terre et l'eau
19 août 2018
Le 9 mai à 9h, Luis Arturo Marroquín est sorti d'un magasin sur la place centrale de la petite ville de San Luis Jilotepéque dans le centre du Guatemala. Des témoins disent qu'un pick-up Toyota Hilux noir est arrivée et, à la vue de tous les passants, deux hommes portant des capuches ont tiré à plusieurs reprises dans le dos de Luis Arturo Marroquín.
Le véhicule a pris la fuite mais a pu être identifié et, quelques heures plus tard, la police a arrêté et aurait interrogé les hommes et retrouvé les armes. Mais depuis, il n'y a eu aucune arrestation et aucune charge portée et l'enquête est au point mort.
Luis Arturo Marroquín appartenait à la communauté Maya Q'eqchi et était leader de CODECA, un groupe de paysans autochtones qui gagne désormais le terrain politique en défendant la population contre les expulsions, les accaparements de terres et la pollution provenant des mines, les barrages hydroélectriques, l'exploitation forestière et le développement d'énormes plantations d'huile de palme et de canne à sucre.
Il est l'un des 18 "défenseurs" des droits humains et des droits des autochtones à être assassiné jusqu'ici cette année, dans une vague de violence rurale. Treize d'entre eux étaient impliqués dans des conflits relatifs à la terre et neuf étaient membres du CODECA. Deux étaient journalistes qui enquêtaient sur les conflits et sept personnes ont été tuées dans le mois suivant la mort de Luis Arturo Marroquín ; l'un est décédé dans une église, un autre a été percuté par un camion et un troisième a été assassiné alors qu'il faisait les courses. D'autres ont été poignardés ou battus à mort. Peu de personnes ont été arrêtées et encore moins inculpées.
"Tout le monde sait qui sont les tueurs", a indiqué Maria Perez, la veuve de Luis Arturo Marroquín, dans une maison modeste près de Carrizal, dans le département de Jalapa, qu'elle et son mari ont construit il y a 30 ans sur le flanc pentu d'une colline. "On m'avait averti qu'il serait tué, mais je ne l'ai pas pris au sérieux. Toutes les autorités savaient que cela arriverait mais je ne les ai pas crues. Il avait parlé du danger de son travail, et de ce qu'il se passerait pour la communauté s'il était tué".
Mais une mission importante soutenue par l'ONU, qui comprenait the Observer, indiquera dans un rapport à paraitre dans la semaine, que bien que les hommes aient pu être tués par des tueurs à gages locaux, les assassinats ont probablement été commandités par des intérêts politiques et financiers plus puissants liés au trafic de drogue et à l'armée.
Ils craignent que si aucune action n'est prise, le Guatemala s'enfonce dans une sorte de violence et de chaos politique comme on peut le voir au Honduras voisin et au Nicaragua tout proche.
Les assassinats ne sont qu'une facette d'une montagne d'exactions dont sont victimes les personnes qui défendent leurs terres et l'environnement, déclare Mike Taylor, directeur de la Coalition internationale pour l'accès à la terre (ILC), l'alliance mondiale d'agences de l'ONU et de 278 groupes de la société civile et de paysans, qui a passé une semaine à entendre les preuves de quatre communautés, ainsi que les organes judiciaires et gouvernementaux.
"Il y a une culture de l'impunité. Les leaders sont identifiés, arrêtés, détenus et criminalisés. La population est illégalement expulsée, même si elle a un titre de propriété. Des centaines de personnes ont été menacées de mort, beaucoup ont été jetées en prison sans preuve pour des accusations de meurtre et de terrorisme.
"Tous ceux qui s'opposent aux mines, aux expulsions, aux plantations d'huile de palme ou qui participent simplement à des tables rondes pour trouver des solutions à cette vague de violence contre les défenseurs du droit à la terre risquent d'être pris pour cible", a ajouté Taylor.
"Nous avons vu des preuves de la criminalité, des poursuites, des faux emprisonnements et des meurtres. Ce ne sont pas des actes de violence isolés mais la persécution systématique des personnes qui se dressent pour défendre leurs droits.
"À la racine de ces violences contre les défenseurs il y a la décision de l'État d'utiliser la terre, l'eau et les ressources naturelles au profit de quelques-uns et non au profit du plus grand nombre".
James Loughran, de l'organisation Front Line Defenders basée à Dublin, membre de la mission, - qui a aussi obtenu des preuves de l'ONU et de personnes emprisonnées- a déclaré : "Les gens se sentent abandonnés. Personne ne les écoute. Ils n'ont aucune confiance en le système judiciaire. Leurs leaders sont victimes et attaqués, leurs voix sont réduites au silence".
Selon l'organisation de défense des droits humains Global Witness, l'an dernier, 197 défenseurs de l'environnement ont été tués dans le monde. Le brésil, avec 57 personnes tuées et les Philippines, avec 48 tués, étaient les deux pays les plus meurtriers. Le Guatemala est désormais l'un des plus dangereux.
Selon l'ONG UDEFEGUA, qui surveille le bilan officiel, il y a eu 483 actes d'agression grave contre les personnes qui luttent pour défendre leurs terres en 2017. Plus de 300 expulsions ont été enregistrées en 2018.
Omar Jerónimo, qui travaille avec le groupe agricole autochtone Nuevo Día, dans le département de Chiquimula, dit qu'il est contraint de se cacher suite à des menaces de mort, vraisemblablement proférées par des entreprises liées à de gros projets d'infrastructure auxquels il s'oppose.
"Nous avons été informés que d'anciens militaires et des bandes (liées à la drogue) sont arrivés dans notre région. Il y a eu 52 menaces de mort au cours des trois dernier mois, 22 personnes ont été criminalisées, deux personnes ont été jetées en prison et 27 ont été agressées", a-t-il ajouté.
"La tête de plus de 20 d'entre nous a été mise à prix. On m'a dit que la mienne valait 100 000 dollars, mais je peux être tué pour 100. Le mois dernier, ma voiture a été criblée de balles. On nous a averti que les assassinats continueraient. On a tous peur, mais vous ne devez pas laisser la peur vous empêcher de travailler pour votre communauté".
Obtenir justice ou la protection de l'État est presque impossible ont déclaré les observateurs. "Il règne un climat d'impunité inquiétant pour les défenseurs des droits humains", a déclaré un haut responsable du gouvernement qui souhaite rester anonyme. "La justice est partiale tant au niveau local qu'au niveau national. Le pouvoir judiciaire est proche du monde des affaires. Il est toujours en faveur du monde des affaires. L'absence d'indépendance du système judiciaire est un vrai problème".
Taylor affirme qu'il n'y a aucune justice pour les pauvres. "Toutes les institutions censées les protéger contre les violations des droits humains sont au contraire utilisées pour les criminaliser et les persécuter encore plus".
Mario Minera, ancien responsable de la médiation au sein du bureau de l'Ombudsman a déclaré qu'il y a au moins 1000 conflits fonciers qui font rage au Guatemala. "Les chiffres augmentent. Ils sont tous liés directement à des concessions données à des entreprises. Dans tous les cas des entreprises internationales sont impliquées".
"Tout le pays est ouvert aux concessions minières, aux plantations de canne à sucre et d'huile de palme pour les exportations. Les rivières son détournées, d'autres sont asséchées. L'accès à la terre et à l'eau est refusé. Les ressources sont aux mains de quelques personnes. C'est un modèle de développement économique prédateur qui pénalise les pauvres des zones rurales et ne bénéficie pas aux communautés ni au bien commun".
Selon de nouvelles recherches, les assassinats de défenseurs de l'environnement atteignent des chiffres records dans le monde.
Les réformes agraires sont terriblement lentes depuis la guerre civile au Guatemala qui a pris fin en 1996 grâce à un accord de paix qui promettait la restitution des terres aux communautés autochtones et aux paysans, à qui elles avaient été volées deux cents ans plus tôt. Au lieu de cela, il n'y a eu qu'un petit nombre de cas et il reste l'un des pays les plus inégalitaires au monde.
"Nous voyons une répression systématique, pas des actes de violence isolés", a déclaré Iván Velásquez, responsable du CICIG, la commission internationale contre l'impunité au Guatemala, basée à Guatemala City. "Le gouvernement identifie les leaders de l'opposition et les arrête ensuite. Même les familles de victimes ont peur de parler des crimes. Le Guatemala pourrait glisser et devenir un État dictatorial. L'actuelle formation de bandes armées pourrait provoquer des confrontations similaires à ce qu'il se passe au Nicaragua".
Dans le département de Jalapo, l'homme accusé d'avoir commandité le meurtre de Luis Marroquín nie toute implication et, comme les défenseurs des droits humains qui sont désormais largement attaqués, il réclame justice. Il a dit à l'Observer: "Je demande juste que [l'enquête] soit menée conformément à la loi. Les réseaux sociaux sont utilisés pour me juger directement en disant que je suis le meurtrier. Je ne sais pas qui a tué Luis, mais il n'était pas mon ennemi'. Il y a des politiciens et des personnes qui me haïssent. Moi aussi j'ai peur pour ma vie".
Un passé de conflit
La population du Guatemala majoritairement autochtone dit que ses droits sont bafoués depuis que les Espagnols sont arrivés au 16e siècle, dépossédant les communautés de leurs terres et les poussant vers les terres des hauts-plateaux moins fertiles.
Le Guatemala a gagné son indépendance en 1821 et il s'en est suivi un siècle de lutte entre les libéraux et les conservateurs soutenus par les États-Unis. En 1954, la CIA a destitué le président de gauche Jacobo Arbenz pour protéger les intérêts de l'entreprise américaine United Fruit Company, dont la présence a conduit le pays à être considéré comme une "république bananière".
Une rébellion s'en est suivie et en 1960, une violente guerre civile qui durera 36 ans a éclaté. Environ 200 000 personnes, appartenant majoritairement aux populations autochtones, ont été tuées et des centaines de milliers de personnes ont émigré aux États-Unis.
Un accord de paix signé en 1996 aurait dû mener à la redistribution des terres mais une poignée de familles puissantes domine toujours l'économie du pays et le Guatemala reste l'un des pays les plus inégalitaires et les plus violents au monde, avec 2,5% des plus grandes fermes couvrant plus de 65% du territoire.
L'intégration économique imposée au Guatemala par les États-Unis et les institutions mondiales ont encore plus ouvert le pays à l'industrie de l'extraction et hydroélectrique étrangère, entrainant plus d'expulsions des populations indigènes et provoquant toujours plus de violences et d'inégalités.