Déclaration sur le harcèlement continu des défenseur⸱ses des droits humains et avocats de Crimée Rustem Kyamilev et Lilia Hemedzhy
Vendredi 15 novembre 2024
Lawyers for Lawyers, l’Observatoire international des avocats en danger, l’Institut des Droits de l’Homme de l’International Bar Association, the International Commission of Jurists, the Law Society of England and Wales, la Fédération des Barreaux d’Europe, Front Line Defenders, et the Alliance for Lawyers at Risk condamnent fermement le raid violent du 7 novembre au domicile des défenseur⸱ses des droits humains et avocats de Crimée Lilia Hemedzhy et Rustem Kyamilev, qui a conduit à l’arrestation et à la détention arbitraire de Rustem Kyamilev. Cet incident est le dernier d’une série d’actes de harcèlement visant apparemment à faire pression sur eux pour qu’ils mettent un terme à leur travail en faveur des droits humains.
Bien qu’ils aient été officiellement radiés du barreau tchétchène le 15 juillet 2022 pour avoir prétendument violé une procédure de transfert d’un barreau à l’autre, les deux avocats ont continué à défendre les droits des membres de la minorité tatare de Crimée et des prisonniers politiques dans la Crimée occupée par la Russie.
Nous avons été informés qu’aux premières heures du 7 novembre, dix agents du Centre de lutte contre l’extrémisme ont perquisitionné le domicile des avocats en droits humains Lilia Hemedzhy et Rustem Kyamilev, sur la base d’un mandat d’« inspection » délivré par le tribunal du district de Kyivskyi à Simferopol. Ces inspections, bien que formellement différentes des perquisitions, permettent aux autorités de pénétrer dans des locaux en l’absence des motifs légaux requis par un mandat de perquisition officiel.
Au cours de la perquisition, les agents ont saisi divers documents et appareils contenant des informations confidentielles relatives à la défense juridique de prisonniers politiques. Bien que Lilia Hemedzhy et Rustem Kyamilev aient apparemment obtempéré, les agents auraient fait usage d’une force inutile, infligeant à Lilia Hemedzhy de multiples ecchymoses sur les bras et les mains. Rustem Kyamilev et le fils du couple ont été forcés de se mettre à terre, ont été frappés au visage et maîtrisés, tandis que Lilia Hemedzhy et les filles de la famille ont été intimidées et les agents ont refusé qu’elles s’habillent. Lorsque Lilia Hemedzhy a tenté de changer de vêtements, les agents l’ont menacée de l’accuser de « désobéissance aux ordres légitimes de la police » (article 19.3 du Code russe des infractions administratives) et de la placer en détention administrative. Lilia Hemedzhy a demandé plusieurs fois en vain de l’eau pour soulager une sensation de désorientation liée à un problème médical dont elle souffre, jusqu’à ce que la situation nécessite l’intervention d’une ambulance. Rustem Kyamilev a fini par être arrêté et placé en détention, avant d’être conduit au Centre de lutte contre l’extrémisme de Simferopol.
Rustem Kyamilev a été accusé de deux infractions administratives et condamné à 10 jours de détention administrative pour « avoir publié des symboles interdits » sur ses pages de réseaux sociaux, ainsi qu’à une amende de 50 000 roubles (480 EUR) pour avoir « discrédité l’armée russe », en violation présumée des articles 20.3 (1) et 20.3.3 (1) du Code russe des infractions administratives. Le 12 novembre, le tribunal du district de Kyivskyi a rejeté l’appel et confirmé l’arrestation et la détention administrative.
Les deux accusations sont liées au fait que Rustem Kyamilev exerce son droit à la liberté d’expression, protégé par le droit international et le droit russe. La première accusation concerne une publication sur Facebook de l’initiative de défense des droits humains Crimean Solidarity, reprise par Rustem Kyamilev, qui montre Oleh Prykhodko, un militant ukrainien et prisonnier politique, tenant une image du trident ukrainien. Selon le tribunal du district de Kyivskyi, il s’agit d’une image représentant le symbole du « Secteur droit », une organisation nationaliste ukrainienne interdite en Russie depuis 2014. La deuxième accusation concerne un autre message Facebook de Grigory Yavlinsky, figure de l’opposition politique, datant de 2017 et également partagé par Rustem Kyamilev. Dans un commentaire, Yavlinsky décrivait l’implication de la Russie dans les conflits en Syrie et en Ukraine comme une « catastrophe éthique pour la Russie qui ne sera pas oubliée avant une décennie, peut-être un siècle ».
Les mesures prises par les autorités russes de facto à l’encontre de Rustem Kyamilev, de Lilia Hemedzhy et de leur famille s’inscrivent dans le cadre d’un schéma continu de harcèlement et de persécution à l’encontre des avocats en Crimée occupée. Les attaques systématiques contre la profession juridique ont un effet dissuasif important sur le travail des avocats en Crimée. Elles privent leurs clients, qui font souvent l’objet de poursuites fallacieuses engagées pour des raisons politiques, d’une représentation juridique efficace, ce qui porte atteinte à leur droit à la liberté et à un procès équitable.
En tant qu’État signataire du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), la Fédération de Russie, y compris lorsqu’elle agit par l’intermédiaire de ses autorités d’occupation en Crimée, a l’obligation extraterritoriale de s’abstenir de tout recours illégal, excessif ou arbitraire à la force au cours d’opérations de maintien de l’ordre, de veiller à ce que nul ne fasse l’objet d’une arrestation ou d’une détention arbitraire, ni ne soit privé de sa liberté, sauf pour des motifs et conformément aux procédures prévus par la loi, et de veiller à ce que toute personne accusée d’une infraction pénale soit jugée dans le cadre d’une procédure conforme aux normes internationales relatives aux procès équitables.
En outre, l’État doit respecter le Principe 16 des Principes de base des Nations Unies relatifs au rôle du barreau (les « Principes de base »), qui stipule que « les pouvoirs publics veillent à ce que les avocats a) puissent s’acquitter de toutes leurs fonctions professionnelles sans entrave, intimidation, harcèlement ni ingérence indue ; (…) et c) ne fassent pas l’objet, ni ne soient menacés de poursuites ou de sanctions économiques ou autres pour toutes mesures prises conformément à leurs obligations et normes professionnelles reconnues et à leur déontologie. » Selon le Principe 22, « les pouvoirs publics doivent veiller à ce que toutes les communications et les consultations entre les avocats et leurs clients, dans le cadre de leurs relations professionnelles, restent confidentielles. » Indépendamment de la légitimité de la radiation de Lilia Hemedzhy et de Rustem Kyamilev, les Principes de base restent applicables en principe à ceux qui exercent la fonction d’avocat sans en avoir le statut formel, comme l’indique le préambule.
Compte tenu de ce qui précède, les organisations soussignées appellent les autorités responsables à :
- Libérer immédiatement et sans condition Rustem Kyamilev, en l’absence de preuves crédibles de délit, car le recours à des sanctions administratives dans le seul but de priver un individu de sa liberté n’est pas conforme au droit international relatif aux droits humains ;
- S’abstenir de toute action susceptible de constituer un acte de harcèlement, une persécution ou une ingérence indue dans le travail des avocats, y compris les procédures disciplinaires ou pénales fondées sur des motifs inappropriés, telle que la nature des affaires dans lesquelles l’avocat est impliqué ;
- Garantir que tous les avocats et défenseur⸱ses des droits humains en Russie et dans les territoires sous le contrôle effectif de la Fédération de Russie, y compris la Crimée, puissent exercer leurs activités professionnelles légitimes sans crainte de représailles et sans aucune restriction, y compris l’acharnement judiciaire, les arrestations arbitraires, la privation de liberté ou d’autres sanctions arbitraires ; et
- Réintégrer Lilia Hemedzhy et Rustem Kyamilev au Barreau régional.
Signataires :
- Lawyers for Lawyers (L4L)
- Observatoire International des Avocats en Danger (OIAD)
- International Bar Association’s Human Rights Institute (IBAHRI)
- Comission internationale des juristes (ICJ)
- The Law Society of England and Wales (LSEW)
- Fédération des Barreaux des d’Europe (FBE)
- Front Line Defenders (FLD)
- Alliance for Lawyers at Risk (ALR)