Crimée occupée : l’avocat en droits humains Aleksey Ladin radié du barreau
Les organisations internationales de défense des droits des avocats et des droits humains soussignées condamnent fermement la décision du conseil régional du barreau de Tioumen de radier l’avocat russe Aleksey Ladin en représailles contre son travail en faveur des droits humains. Nous demandons aux autorités russes de révoquer cette décision, de cesser de le harceler et de garantir que tous les avocats en Russie et dans les territoires occupés par la Russie puissent mener leurs activités professionnelles légitimes sans crainte de représailles.
Le 25 juillet, l’avocat Aleksey Ladin a été radié du barreau régional de Tioumen ; il s’agit de représailles pour avoir représenté des Tatars de Crimée et des Ukrainiens contre des accusations politiquement motivées en Crimée occupée par la Russie. La décision du Conseil du Barreau de Tioumen fait suite à la conclusion de la Commission de qualification selon laquelle l’avocat a violé le Code de déontologie du Barreau russe. Si cette décision n’est pas annulée, M. Ladin ne pourra pas représenter ses clients dans les procédures pénales et devant les tribunaux ni passer de nouveaux examens de qualification pendant un an. Aleksey Ladin envisage de faire appel de cette décision.
La procédure disciplinaire à l’encontre d’Aleksey Ladin était en cours depuis le 4 décembre 2023, date à laquelle le ministère de la Justice de la Fédération de Russie a soumis une motion au barreau régional de Tioumen, alléguant qu’il avait enfreint le Code de déontologie du Barreau russe. La motion concernait la condamnation d’Aleksey Ladin dans deux affaires administratives devant le tribunal du district Kyivskyi à Simferopol le 13 octobre 2023, à 14 jours de détention administrative pour avoir « montré des symboles interdits » sur ses pages de réseaux sociaux et une amende de 45 000 roubles (440 EUR) pour avoir « discrédité l’armée russe », en vertu de l’article 20.3 (1) et de l’article 20.3.3. (1) du Code russe des infractions administratives, respectivement.
Dans les deux cas, Aleksey Ladin a été poursuivi pour avoir exercé son droit à la liberté d’expression, protégé par le droit international et le droit russe. La première accusation concernait une publication sur Facebook contenant un lien vers la photo d’un dessin réalisé par l’un de ses clients, qui représentait des éléments des emblèmes nationaux ukrainiens et tatars de Crimée avec le slogan « Nous ne sommes pas les terroristes et nous ne sommes pas les extrémistes ». Le tribunal a estimé que le « taraq tamga » (l’emblème du drapeau des Tatars de Crimée) figurant sur la photo était un symbole d’une unité paramilitaire volontaire de Crimée connue, le bataillon de volontaires tatars de Crimée de Noman Çelebicihan. Le dessin n’est pas lié au bataillon. La deuxième charge concerne un autre message Facebook qui traitait de l’utilisation de bombes à sous-munitions par l’armée russe à Kharkiv (Nord de l’Ukraine) et qui a été reposté par Aleksey Ladin sous le hashtag #НЕТВОЙНЕ — #NOTOWAR. L’appel de Ladin contre les décisions du tribunal de district de Kyivskyi a été rejeté par la Cour suprême de Crimée installée par la Russie.
L’acharnement judiciaire contre Aleksey Ladin et sa radiation du barreau illustrent la répression croissante à l’encontre des avocats en Crimée occupée et s’ajoutent à la liste de plus en plus longue des avocats radiés. En 2022, les avocats tatars de Crimée Lilia Hemedzhy, Rustem Kyamilev et Nazim Sheikhmambetov se sont vus simultanément retirer leur licence au motif qu’ils auraient violé une procédure de transfert d’un barreau à un autre. D’autres avocats en droits humains Tatars de Crimée, dont Emil Kurbedinov et Edem Semedliaiev, font aussi face à des actes de harcèlement sous la forme de détentions administratives, de perquisitions des bureaux et de menaces de radiation du barreau. Les attaques systématiques contre la profession juridique ont un effet dissuasif important sur le travail des avocats en Crimée et privent leurs clients, qui font souvent l’objet de poursuites pour des motifs politiques, d’une représentation juridique efficace. Cela les prive de leurs droits humains, y compris du droit à un procès équitable. Dans ce contexte, les organisations soussignées souhaitent rappeler le rôle vital que jouent les avocats dans la défense de l’état de droit et la protection des droits humains. Leur travail est indispensable pour que le public ait confiance dans l’administration de la justice en sauvegardant les droits de la défense et en garantissant l’accès à la justice pour tous. Les barreaux tels que le barreau régional de Tioumen ont un rôle crucial à jouer pour permettre l’exercice libre et indépendant de la profession d’avocat, et ils devraient le faire indépendamment de toute ingérence gouvernementale.
Selon les principes de base des Nations unies relatifs au rôle du barreau, les pouvoirs publics veillent à ce que les avocats puissent s’acquitter de toutes leurs fonctions professionnelles sans entrave, intimidation, harcèlement, ni ingérence indue ; […] ne fassent pas l’objet, ni ne soient menacés de poursuites ou de sanctions économiques ou autres pour toutes mesures prises conformément à leurs obligations et normes professionnelles reconnues et à leur déontologie (principe 16). Les principes de base affirment que les avocats ne doivent pas être assimilés à leurs clients ou à la cause de leurs clients du fait de l’exercice de leurs fonctions (principe 18). En outre, les avocats, comme tous les autres citoyens, doivent jouir de la liberté d’expression, de croyance, d’association et de réunion, et ils doivent pouvoir exercer ces droits « sans subir de restrictions professionnelles du fait de leurs actes légitimes… » (principe 23).
La suspension ou la révocation de la licence d’un avocat en guise de représailles pour l’exercice de ses droits et libertés légitimes n’a pas seulement un impact sur l’exercice des droits des avocats, mais aussi sur les droits de leurs clients à être représentés par l’avocat de leur choix. 1 Le rapporteur spécial des Nations unies a souligné à plusieurs reprises que la radiation du barreau « ne devrait être décidée que dans les cas de fautes les plus graves » et « seulement après une procédure régulière devant un organe indépendant et impartial accordant toutes les garanties à l’avocat accusé », conformément aux principes 27, 28 et 29 des Principes de base des Nations unies. 2 Quelle qu’en soit la forme, ces autorités doivent être « libres de toute influence ou pression des pouvoirs législatif ou exécutif ou de toute autre partie ». 3
Dans de nombreux cas, y compris celui d’Aleksey Ladin, les autorités russes cherchent à instrumentaliser les organes disciplinaires pour interférer avec le travail des avocats, en particulier ceux qui s’occupent d’affaires contre l’État ou qui représentent des causes ou des clients impopulaires auprès du régime en place. À cet égard, les amendements récemment approuvés pour modifier la loi établissant le barreau en Fédération de Russie, qui accorde au Ministère de la Justice le pouvoir de demander des sanctions disciplinaires contre les avocats et de contrôler les examens de qualification, sont très inquiétants. 4 Les Rapporteurs Spéciaux des Nations Unies ont déjà exprimé leur inquiétude à propos de ces mesures et d’autres, qui sapent encore plus l’indépendance de la profession juridique et pourraient être utilisées pour cibler les avocats impliqués dans des affaires délicates dans la Fédération de Russie.
De telles actions disciplinaires à caractère politique risquent de corroder la capacité du système judiciaire à remplir son rôle démocratique essentiel, la confiance du public dans le système judiciaire, et d’avoir un effet dissuasif sur les avocats pour qu’ils poursuivent des affaires qui remettent en cause l’autorité de l’État et protègent les droits démocratiques fondamentaux.
Compte tenu de ce qui précède, les organisations soussignées demandent à l’Association régionale du barreau de Tioumen, à l’Association fédérale du barreau de Russie et au ministère de la Justice de la Fédération de Russie de :
Annuler immédiatement la décision de radier l’avocat en droits humains Aleksey Ladin, car il est pris pour cible en raison de ses activités pacifiques et légitimes.
S’abstenir de toute action susceptible de constituer un acte de harcèlement, de persécution ou une ingérence indue dans le travail des avocats, y compris par le biais de procédures disciplinaires ou pénales pour des motifs inappropriés, tels que la nature des affaires dans lesquelles l’avocat est impliqué.
Garantir que tous les avocats en Russie et en Crimée occupée par la Russie puissent exercer leurs activités professionnelles légitimes sans craindre de représailles et sans aucune restriction, y compris l’acharnement judiciaire, les arrestations arbitraires, la privation de liberté ou d’autres sanctions arbitraires.
Signataires :
Alliance of Lawyers at Risk (ALR)
Conseil des barreaux européens (Council of Bars and Law Societies of Europe) — CCBE
European Association of Lawyers for Democracy and World Human Rights (ELDH)
Front Line Defenders (FLD)
International Bar Association’s Human Rights Institute (IBAHRI)
Commission internationale des juristes (ICJ)
Observatoire International des Avocats en Danger (OIAD)
Lawyers for Lawyers (L4L)
Socialist Lawyers Association of Ireland (SLAI)
The Law Society of England and Wales (LSEW)