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22 Décembre 2021

Une régression marquée des droits humains accentuée par la prolifération des poursuites infondées pour terrorisme

Les organisations soussignées sont profondément préoccupées et alarmées par la répression soutenue des libertés fondamentales et du travail légitime en faveur des droits humains en Algérie, y compris la prolifération marquée des poursuites infondées pour des accusations de terrorisme contre des défenseur-ses des droits humains, des journalistes et des militants pacifiques.

Depuis la fermeture quasi totale de l’espace public en mai 2021, les autorités algériennes continuent d’arrêter et de poursuivre arbitrairement des défenseur-ses des droits humains, des journalistes et des militants pacifiques pour leur exercice du droit à la liberté d’expression, la liberté de croyance, de réunion pacifique et d’association. La prolifération des poursuites arbitraires pour terrorisme depuis avril 2021 est particulièrement préoccupante, car cette arme judiciaire est utilisée par le gouvernement algérien pour criminaliser le travail des défenseur-ses des droits humains, de la société civile indépendante et des médias, ainsi que pour dissuader les individus de participer à de nouvelles manifestations.

Au 29 novembre, au moins 59 personnes étaient poursuivies pour de fausses accusations de terrorisme. Parmi les personnes qui attendent leur procès, quatre sont des défenseur-ses des droits humains1, quatre sont des journalistes2 et 53 sont des militants pacifiques. Parmi elles, 43 sont placées en détention préventive, depuis sept semaines à sept mois. L’absence de preuves crédibles d’activités terroristes et le contexte plus large de répression de l’espace civique indiquent que les autorités ne poursuivent ces individus que pour avoir exercé leurs libertés fondamentales. L’article 87bis du Code pénal prévoit des peines allant d’un an de prison à l’emprisonnement à perpétuité et la peine de mort pour les personnes reconnues coupables d’actes terroristes.

Les autorités algériennes poursuivent injustement des individus sur la base d’une association présumée avec le mouvement d’opposition politique Rachad ou le Mouvement pour l’autodétermination de la Kabylie (MAK), qui ont été désignés comme des « organisations terroristes » le 18 mai 2021 par le Haut Conseil de Sécurité (HCS), un organe consultatif présidé par le président algérien, sans contrôle judiciaire. Le 18 août, le HCS a également accusé le MAK et Rachad d’être responsables des incendies de forêt dévastateurs qui ont touché le nord-est de l’Algérie au cours de l’été et du meurtre du militant et artiste Djamel Bensmaïl le 11 août 2021 alors qu’il était en garde à vue. Le HCS a également annoncé qu’il intensifierait ses efforts pour arrêter les membres du MAK et de Rachad qui menacent la sécurité publique et l’unité nationale, jusqu’à les « éradiquer totalement ».

Recommandations

Les autorités algériennes doivent immédiatement libérer et abandonner les accusations portées contre tous les défenseur-ses des droits humains et les personnes ciblées pour avoir exercé leurs libertés fondamentales, et mettre fin aux politiques et pratiques qui criminalisent le travail légitime en faveur des droits humains et restreignent l’espace civique. Conformément aux recommandations formulées par le Comité des droits de l’Homme des Nations unies dans ses dernières observations conclusives sur l’Algérie, les autorités doivent modifier ou abroger de manière significative des dispositions trop larges du Code pénal et de la législation utilisée pour réprimer les libertés publiques, conformément au Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP) et à la Charte africaine des droits de l’Homme et des Peuples (CADHP). Plus particulièrement, l’article 87bis du Code pénal sur les actes terroristes doit être abrogé ou entièrement modifié avec une définition concise des actes terroristes afin d’éviter que l’article ne soit utilisé pour restreindre les droits fondamentaux ou réprimer les défenseur-ses des droits humains.

Une répression continue de l’espace civique en Algérie ne servira qu’à maintenir un climat de peur et de répression et empiétera sur le développement de tout travail en faveur des droits humains et de tout activisme indépendant et pacifique.

Affaires notables

Le défenseur des droits humains Mohad Gasmi, qui milite pour les droits sociaux et économiques dans le sud de l’Algérie, a été condamné à cinq ans de prison le 17 octobre 2021 pour « apologie du terrorisme », sur la base de messages postés sur les réseaux sociaux critiquant le gouvernement. Le 24 août 2021, la défenseuse des droits de la minorité Kamira Nait Sid, disparue de force par les services de sécurité, est réapparue au tribunal le 1er septembre ; elle est sous le coup de plusieurs accusations liées au terrorisme apparemment fondées sur son lien présumé avec le MAK. Le défenseur des droits humains Kaddour Chouicha et les défenseur-ses des droits humains et journalistes Jamila Loukil et Said Boudour, ainsi que 13 militants pacifiques, pourraient être condamnés à mort pour des accusations de terrorisme après leurs arrestations respectives entre le 23 et le 27 avril 2021.

De plus, la police algérienne a arrêté sept militants, dont deux membres de la Ligue algérienne pour la défense des droits de l’Homme (LADDH) entre le 12 et le 17 octobre. Ils sont actuellement poursuivis pour des accusées relatives au terrorisme. Le militant et ancien policier Zahir Moulaoui, poursuivi dans au moins trois affaires différentes liées à son activisme pacifique au cours de l’année écoulée, a été de nouveau arrêté le 5 octobre et accusé de plusieurs chefs d’accusation, y compris de « participation à une organisation terroriste » (article 87bis 3) et « apologie du terrorisme » (article 87bis 4). 15 militants amazighs, ainsi que le journaliste Mohamed Mouloudj, ont également été arrêtés entre le 2 et le 14 septembre et sont poursuivis pour terrorisme, pour leur affiliation présumée au Mouvement pour l’autodétermination de la Kabylie (MAK).

Dans ce contexte, l’enlèvement, les mauvais traitements et le retour forcé du militant amazigh chrétien Slimane Bouhafs depuis la Tunisie voisine, le 25 août, avec la coopération apparente des forces de sécurité tunisiennes et algériennes, constituent une violation flagrante du droit international et créent un dangereux précédent. Bouhafs est actuellement en détention provisoire et pourrait être condamné à la prison à vie pour « participation présumée à une organisation terroriste » (article 87bis 3) ainsi que de neuf autres chefs d’accusation.

Violations des procédures régulières

Ces arrestations et ces poursuites s’accompagnent souvent de violations des procédures régulières de la loi et de l’absence de garanties de procès équitables, y compris le manque d’information sur la nature et la cause des accusations, le manque d’accès à un avocat et la détention au secret pendant plusieurs jours — un problème mis en lumière par les procédures spéciales des Nations Unies. Les autorités placent presque systématiquement les accusés en détention préventive prolongée sans justification adéquate. Le droit international stipule clairement que la détention préventive ne doit pas être une mesure punitive ou une norme, mais une mesure de dernier recours. Pourtant, le défenseur des droits humains Mohad Gasmi a déjà passé plus de 16 mois en détention préventive avant son procès. Le syndicaliste Ramzi Derder et trois autres militants ont été arrêtés à Batna les 27 et 30 juin 2021 à cause de publications sur les réseaux sociaux et sont détenus avant leur procès. Les activistes Fatima Boudouda et Moufida Kharchi sont en détention provisoire depuis le 21 mai et risquent jusqu’à 20 ans de prison.

Changements problématiques du cadre juridique de la lutte contre le terrorisme

Par ailleurs, des amendements du Code pénal et un décret exécutif, adoptés respectivement en juin et octobre 2021, ont dressé une liste terroriste nationale, sans transparence et contrôle judiciaire suffisants. Rachad et le MAK n’ont pas été ajoutés à la liste créée rétroactivement, qui devrait être publiée dans le Journal officiel.

Le 8 juin 2021, l’ordonnance 21-08 a étendu la définition déjà vague du terrorisme figurant à l’article 87bis, de manière à permettre la criminalisation de la dissidence pacifique, et a créé une liste nationale de terroristes pour les personnes ou entités faisant l’objet d’une enquête préliminaire, de poursuites pénales ou condamnées par un jugement ou une décision. Les amendements compromettent ainsi la présomption d’innocence puisque des entités ou des personnes peuvent faire l’objet de sanctions indéfinies associées à la liste, uniquement en raison d’une enquête préliminaire ou de poursuites criminelles.

Le décret exécutif n° 21-384 du 7 octobre 2021 décrit le processus d’ajout ou de retrait d’entités et de personnes de la liste nationale des terroristes. Les personnes et entités figurant sur la liste sont soumises à une interdiction de voyager, à un gel des avoirs et sont « interdites de participer à toute activité de quelque nature que ce soit ». Ce dernier passage, par manque de clarté, ouvre la porte à des restrictions abusives du droit à la liberté d’association, la liberté de rassemblement pacifique, ou même le droit de travailler, sans aucune base judiciaire. Une commission, présidée par le ministre de l’Intérieur et composée de plusieurs autres ministres et chefs d’organismes de sécurité, décide de l’inclusion et du retrait de personnes et d’entités sur la liste en fonction des requêtes des ministères concernés. La commission peut retirer une personne ou une entité de la liste si elles font appel de leur inscription et expliquent pourquoi elle n’est plus justifiée. Par conséquent, le processus d’inscription et d’appel est entièrement laissé à la discrétion des autorités exécutives et des organes de sécurité. Cela est d’autant plus préoccupant qu’en vertu de la Constitution de 2020, la présidence algérienne maintient une domination sur toutes les institutions de l’État, que l’État de droit n’est pas pleinement intégré dans le fonctionnement de l’État, et les organismes de sécurité ne sont pas soumis à une surveillance civile et démocratique.

Selon le Haut-Commissariat aux droits de l’Homme (HCDH), un processus transparent d’inscription et de retrait d’une liste est « fondé sur des critères clairs, (…) avec une norme de preuve appropriée, explicite et appliquée uniformément, ainsi qu’un mécanisme de contrôle efficace, accessible et indépendant ». La définition vague du terrorisme dans le Code pénal et l’absence d’un mécanisme d’examen indépendant vont à l’encontre de ces lignes directrices. Le manque d’informations généralement fournies par les autorités judiciaires algériennes aux accusés sur la nature exacte et les causes des poursuites pour terrorisme est une autre préoccupation. De plus, dans un rapport présenté à l’ancienne Commission des droits de l’Homme des Nations Unies (UNCHR), l’expert indépendant sur la protection des droits de l’Homme et des libertés fondamentales tout en luttant contre le terrorisme souligne que « Les tribunaux civils doivent avoir compétence pour examiner les dispositions et surveiller l’application de toute mesure antiterroriste sans aucune pression ni ingérence, en particulier de la part des autres branches du gouvernement ».

Signataires :
    • AfricanDefenders (Pan-African Human Rights Defenders Network)
    • Article 19
    • Cairo Institute for Human rights Studies (CIHRS)
    • CIVICUS : World Alliance for Citizen Participation (Alliance mondiale pour la participation citoyenne)
    • EuroMed Rights
    • Front Line Defenders
    • Jubilee Campaign
    • Justitia Centre for the Legal Protection of Human Rights in Algeria
    • MENA Rights Group
    • Project for Middle East Democracy (POMED)
 
1Kaddour Chouicha, Jamila Loukil, Saïd Boudour et Kamira Nait Sid.
2 Jamila Loukil, Saïd Boudour, Mohamed Mouloudj et Hassan Bouras.
3 Articles précis. 75 ; 79 ; 87bis ; 95bis ; 95bis 1 ; 96 ; 98 ; 100 ; 144 ; 144bis; 144bis 2; 146; 196bis; 296 et 298.
4 Mohamed Boubina, Younes Sayeh, Mohamed Islam Saoudi, Mounir Kellache et Riyad Ouachene.
5 Djamel Bakhtaoui et Zoheir Messaoudane.
6 Ali Mimoun, Zahir Djemai, Malek Boudjemaa, Arezki Oulhadj, Hanafi Ould Mohand, Zahir Messaoudene, Mohamed Mouloudj, Abdennour Saidi, Lahlou Bechakh, Hamza Bououne, Razik Zouaoui, Abdennour Abdesselam, Sofiane Mehenni, Tahar Aichí, Nadir Chelbabi et Yahia Iguenatene.
7 Dans une communication datée du 4 août 2021 (AL DZA 6/2021), les Procédures spéciales des Nations Unies ont exprimé leur préoccupation concernant « ce qui semble être une pratique systématique de la détention arbitraire et au secret des manifestants du Mouvement Hirak, sans accès aux garanties fondamentales de procès équitable, y compris l’accès à un avocat, les contacts avec la famille, l’examen médical, ainsi que le droit d’être présumé innocent. »
8 Dans son interprétation de l’article 9 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), à l’ONU, le Comité des droits humains a statué que la détention avant procès ne devrait être utilisée que lorsqu’elle est légale, raisonnable et nécessaire, par exemple pour prévenir la fuite, l’ingérence dans les preuves ou la récidive.
9 Aissam Messadia, Okba Toulmit et Oussama Medaci.
10 L’ordonnance no 21-08 a modifié l’article 87bis du Code pénal, qui définit les actes terroristes, et l’a complété par les articles 87bis 13 et 87bis 14.
11 Fiche d’information n° 32 sur les droits de l’Homme, le terrorisme et la lutte contre le terrorisme.
12 E/CN.4/2005/103, para. 15