Déclaration commune — Le projet défectueux de « Commission de la vérité » au Sri Lanka
Nous, neuf organisations internationales de défense des droits humains, émettons de sérieuses réserves quant à la Commission nationale pour l’unité et la réconciliation proposée par le gouvernement sri-lankais. Nos préoccupations rejoignent nombre de celles déjà exprimées par les victimes d’abus liés aux conflits et leurs familles.
Le Sri Lanka a une longue tradition de création d’organes similaires, et aucun n’a apporté ni justice, ni vérité, ni réparation aux nombreuses personnes qui ont participé à leurs travaux. La dernière initiative risque de répéter les erreurs du passé, d’exposer les victimes à de nouvelles menaces en termes de sécurité et de les traumatiser à nouveau, sans aucune chance réaliste d’obtenir un résultat différent. Il n’y a pas eu de véritables mesures pour rétablir la confiance, ni de mesures visant à garantir un environnement sûr et propice au bon fonctionnement d’une telle commission. Les communautés affectées n’ont pas été consultées comme il se doit. En outre, comme l’indiquent les rapports présentés au Conseil des droits de l’homme des Nations unies, les mécanismes nationaux de justice transitionnelle existants, tels que le Bureau des personnes disparues, ne sont pas en mesure de fonctionner efficacement, et des tentatives sont en cours pour bloquer les poursuites engagées pour des crimes relevant du droit international.
Le gouvernement sri-lankais devrait aborder la justice transitionnelle comme un processus holistique comprenant la recherche de la vérité, l’enquête et la poursuite des crimes internationaux, ainsi que des recours efficaces tels que des réparations, des dédommagements et des garanties de non-répétition. Tout processus de justice transitionnelle réussi nécessite une consultation inclusive des parties prenantes, y compris des victimes et des organisations de la société civile, ainsi que des mesures de confiance substantielles pour garantir que les victimes puissent y participer sans crainte. Il doit être crédible auprès des communautés concernées.
Un héritage de commissions ratées : en janvier 2021, le Haut Commissaire des Nations unies aux droits de l’homme a noté que « de nombreuses commissions d’enquête nommées par les gouvernements successifs n’ont pas réussi à établir la vérité de manière crédible et à garantir l’obligation de rendre des comptes ». Les commissions précédentes ont produit des rapports et des recommandations qui sont restés lettre morte et ont recueilli des éléments de preuve qui n’ont pas été exploités, ce qui n’a pas permis aux victimes d’obtenir réparation. Il s’agit notamment de la Commission présidentielle d’enquête chargée d’enquêter sur les allégations de violations graves des droits humains commises depuis le 1er août 2005 (connue sous le nom de « Commission Udalagama »), créée en 2006 ; de la Commission sur les enseignements tirés et la réconciliation, qui a publié son rapport en 2011 ; et de la Commission présidentielle d’enquête sur les plaintes relatives aux enlèvements et aux disparitions (connue sous le nom de « Commission Paranagama »), créée en 2013. En janvier 2021, une nouvelle commission d’enquête composée de trois membres et dirigée par l’ancien juge de la Cour suprême A.H.M. Nawaz a été créée pour examiner les conclusions de précédentes enquêtes nationales. Un résumé des recommandations contenues dans le projet de rapport final a été présenté au président Wickremesinghe en février 2023, mais n’a pas été rendu public.
Rien dans les propositions actuelles du gouvernement concernant une commission nationale pour l’unité et la réconciliation ni dans la manière et les circonstances de sa mise en place, ne permet de penser qu’elle sera désireuse ou capable d’apporter la vérité, la justice ou des réparations là où les commissions précédentes ont échoué. De nombreuses victimes et leurs proches se sont déjà engagés dans de multiples procédures similaires au fil des décennies. Les propositions actuelles risquent de traumatiser à nouveau les victimes, sans que l’on puisse s’attendre à ce que leurs droits et leurs besoins soient pris en compte.
L’absence d’un environnement propice ou d’efforts visant à instaurer la confiance : dans les provinces du Nord et de l’Est, qui ont été les plus touchées par le conflit armé, les victimes de violations flagrantes des droits humains, telles que les disparitions forcées et les exécutions illégales, et leurs familles, ainsi que les défenseurs des droits humains et les militants, font l’objet d’une surveillance, d’un harcèlement et d’une intimidation systématiques de la part des agences de sécurité et de renseignement du gouvernement. Les droits à la liberté de réunion pacifique, à la liberté d’expression, à la liberté d’association et à la participation politique sont fortement restreints. Des lois draconiennes — notamment la loi sur la prévention du terrorisme (PTA), qui facilite la torture et d’autres mauvais traitements ainsi que la détention arbitraire, en particulier de membres de communautés minoritaires — sont toujours en vigueur. La nouvelle loi antiterroriste proposée, si elle était adoptée dans sa formulation actuelle, conserverait et même étendrait de nombreux pouvoirs abusifs de la PTA. Dans le nord et l’est, plusieurs agences de l’État sont engagées dans une campagne d’accaparement des terres visant les propriétés et les sites religieux des communautés minoritaires. Dans ce contexte, il n’est pas possible de mener un processus crédible de recherche de la vérité auquel les communautés qui sont confrontées à la discrimination et à la violence depuis des décennies peuvent participer en toute confiance et en toute sécurité.
En juillet de cette année, le gouvernement a nommé l’amiral à la retraite Ravindra Wijegunaratne au poste de haut-commissaire au Pakistan, en dépit d’une décision de justice ordonnant son arrestation dans le cadre de l’affaire emblématique Navy 11, dans laquelle les victimes ont été enlevées contre rançon, torturées et tuées. Cela témoigne des efforts déployés par le gouvernement pour garantir l’impunité des personnes soupçonnées d’être pénalement responsables de crimes relevant du droit international et de violations flagrantes des droits humains, dont beaucoup continuent d’occuper des postes officiels de haut niveau.
De nombreux groupes sri-lankais de défense des droits humains, y compris des groupes de victimes, ont défini un certain nombre de mesures que le gouvernement devrait prendre avant d’établir une nouvelle commission. Cela inclut :
- Que les organismes publics mettent fin au harcèlement et à l’intimidation des personnes touchées par le conflit, des défenseurs des droits humains et des militants ;
- La libération de prisonniers politiques détenus en vertu de la PTA ;
- Des enquêtes, avec une participation internationale, sur les disparitions forcées et les fosses communes ;
- L’adoption d’une approche holistique et complète de la justice transitionnelle, avec une participation internationale significative, afin d’obtenir justice, réparations et des réformes institutionnelles ;
- Mettre fin à l’accaparement des terres, de l’occupation et de l’empiétement par les organismes publics ;
- Reconnaître la discrimination généralisée à l’encontre des membres de la communauté tamoule et du refus de leur accorder l’égalité et la même protection, et reconnaître leur droit de se souvenir des victimes du conflit armé et de les commémorer ;
- Mettre en œuvre les recommandations des commissions d’enquête précédentes en élaborant un plan et un calendrier à cet effet ;
- Accélérer les procédures judiciaires concernant les disparitions forcées, les exécutions illégales et les charniers ;
- Rendre publics tous les documents pertinents concernant les tribunaux militaires ;
- Ouvrir des enquêtes crédibles sur les groupes armés suspectés d’être pénalement responsables de disparitions forcées, d’enlèvements d’enfants et du recrutement d’enfants soldats ; et
- Adopter toutes les mesures nécessaires pour mettre fin aux violations des droits humains liées à la militarisation du Nord et de l’Est, y compris la confiscation illégale de biens et les violations des droits à la liberté d’expression et à la liberté d’association.
Une absence de consultations significatives : si un futur mécanisme de recherche de la vérité doit gagner la confiance des victimes et de leurs familles, dont beaucoup ont perdu confiance dans les institutions nationales, il est nécessaire que le gouvernement organise des consultations sérieuses et prenne des mesures pour répondre à leurs préoccupations. Au lieu de cela, les réunions organisées à la hâte par le ministère des Affaires étrangères en juillet dernier ont impliqué certains groupes de la société civile et des syndicats, mais ont exclu les principales victimes et les groupes de parties prenantes, ce qui a encore accru la méfiance des victimes à l’égard de l’État. Une approche centrée sur les victimes, où toutes les parties prenantes sont impliquées dans la création d’institutions visant à remédier aux violations passées, est essentielle pour garantir que tout mécanisme atteindra ses objectifs.
L’équipe spéciale de consultation sur les mécanismes de réconciliation a mené des consultations approfondies en 2016 et a écrit un rapport contenant des recommandations. Nous déplorons que ces recommandations n’aient pas été adoptées ou prises en compte dans le cadre du processus actuel.
L’échec des institutions nationales : les organes de justice transitionnelle existants, tels que le Bureau des personnes disparues et le Bureau pour l’unité et la réconciliation nationales, n’ont obtenu que peu de résultats, voire aucun, près de cinq ans après leur création. Ceux-ci sont largement rejetés au sein des communautés de victimes. En octobre 2022, le Haut Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme a déclaré au Conseil des droits de l’homme que « le Bureau des personnes disparues et le Bureau des réparations — les deux seules (sur quatre) structures de justice transitionnelle mises en place — n’ont pas obtenu les résultats tangibles escomptés par les victimes et les autres parties prenantes ».
La participation internationale : lors d’un récent entretien avec les médias, le président Ranil Wickremesinghe a déclaré que la commission proposée comprendrait des observateurs étrangers. Cependant, la participation d’observateurs internationaux aux commissions précédentes ne les a pas rendues crédibles ou efficaces. Le Groupe international indépendant de personnalités éminentes (IIGEP) a été nommé en 2006 pour agir en tant qu’observateur auprès de la Commission Udalagama. Les membres ont démissionné en invoquant un conflit d’intérêts dans les procédures de la commission, un manque de protection efficace des victimes et des témoins, un manque de transparence et de rapidité dans les procédures, un manque de coopération de la part des organes de l’État et un manque d’indépendance financière de la commission. La commission Paranagama disposait également d’un conseil consultatif d’experts internationaux, dont le rôle et le mandat n’étaient pas clairs et qui n’ont pas apporté de contribution substantielle au mandat de la commission consistant à enquêter sur les cas de disparitions forcées. À la lumière de ces expériences, l’inclusion d’observateurs étrangers ne garantit pas à elle seule l’efficacité du processus, qui nécessite que d’autres questions soulevées par les victimes soient traitées de manière significative.
Le blocage des poursuites : Nous sommes préoccupés par les remarques du président selon lesquelles toute enquête criminelle parallèle pourrait nuire au travail de la nouvelle commission. Cette situation est particulièrement préoccupante compte tenu de la position du Sri Lanka lors de son récent examen périodique universel par le Conseil des droits de l’homme des Nations unies, où le gouvernement a rejeté les recommandations des États visant à mettre fin à l’impunité pour les violations des droits humains, les abus et le harcèlement, notamment à l’encontre des membres des communautés ethniques et religieuses minoritaires, en obligeant les personnes soupçonnées de responsabilité pénale à rendre des comptes devant des tribunaux civils ordinaires, y compris les forces de sécurité et les représentants du gouvernement.
Les commissions de vérité ne devraient pas être instituées en lieu et place d’enquêtes et de poursuites pénales visant à établir la responsabilité pénale individuelle pour les crimes relevant du droit international. Tout mécanisme crédible de recherche de la vérité devrait avoir le pouvoir de renvoyer les crimes relevant du droit international devant les tribunaux civils.
Le Conseil des droits de l’homme des Nations unies, dans sa résolution sur le Sri Lanka du 6 octobre 2022, a souligné l’importance d’une approche globale du traitement du passé, intégrant des mesures judiciaires et non judiciaires, afin de garantir l’obligation de rendre des comptes, de rendre la justice, d’offrir des voies de recours aux victimes, d’éviter que les violations des droits humains ne se reproduisent et de promouvoir l’apaisement et la réconciliation.
Nous exhortons le gouvernement du Sri Lanka à :
S’engager pleinement auprès des victimes de violations des droits humains et de leurs familles ;
Mettre en place un processus de justice transitionnelle qui respecte leurs droits et les obligations du Sri Lanka en matière de droits humains et de droit humanitaire international ;
Démontrer son engagement à fournir la vérité, la justice, des réparations et des garanties de non-répétition en mettant immédiatement fin aux violations des droits humains perpétrées à l’encontre des familles et des communautés des victimes ;
Respecter l’obligation légale qui lui incombe en vertu du droit international de poursuivre comme il se doit les personnes soupçonnées d’avoir une responsabilité pénale pour des crimes relevant du droit international et des violations flagrantes des droits humains.
Nous demandons instamment aux autres États, en particulier aux membres du Conseil des droits de l’homme des Nations unies et à ceux qui sont en mesure d’influencer le gouvernement sri-lankais, d’appeler à cesser les violations en cours et d’appeler à la mise en place de mesures de confiance substantielles afin que les victimes puissent participer en toute sécurité et en toute confiance à tout processus de réconciliation et de responsabilisation à l’avenir. Les gouvernements étrangers et les Nations unies devraient s’engager dans tout processus futur de manière transparente, en respectant les principes du droit international et en donnant la priorité aux préoccupations des victimes et de leurs familles. Après des décennies d’abus, dont certains se poursuivent encore aujourd’hui, le gouvernement sri-lankais doit prendre des mesures urgentes et significatives pour gagner la confiance des victimes.
Amnesty International
Asian Forum for Human Rights and Development (FORUM-ASIA)
Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH)
Franciscans International
Front Line Defenders
Human Rights Watch
International Commission of Jurists
International Working Group on Sri Lanka
Sri Lanka Campaign