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21 Mars 2025

Le gouvernement provisoire doit protéger la liberté d’expression et d’opinion

Nous, organisations de défense des droits humains soussignées, constatons avec inquiétude le nombre d’arrestations et de cas de harcèlement et de violence à l’encontre d’individus et de défenseur⸱ses des droits humains exerçant leur droit à la liberté d’expression au Bangladesh au cours du mois dernier. Le Bangladesh est connu pour ses violations généralisées du droit à la liberté d’expression. Pour construire un avenir respectueux des droits, il est essentiel de rompre avec ce passé. Bien que les récentes attaques ne soient pas toutes le fait d’acteurs étatiques, le gouvernement a l’obligation de garantir le droit à la liberté d’expression au Bangladesh, ce qui inclut, sans s’y limiter, la protection des personnes contre les attaques d’acteurs non étatiques pour avoir exercé leur droit à la liberté d’expression.

Le mois de février a été marqué par une série d’attaques violentes contre des journalistes. Le 3 février, un journaliste a été attaqué à coups de marteau et de couteau à Shariatpur, après avoir fait un reportage sur des allégations de négligence médicale dans une clinique privée. Trois autres journalistes auraient été blessés dans l’incident. Six personnes accusées de l’attaque ont comparu devant le tribunal le 24 février. Le 3 février également, quatre autres journalistes ont été attaqués à Laximpur par des hommes masqués brandissant des bâtons de bambou et tirant des coups de feu. Le 5 février, trois journalistes ont été agressés dans les locaux de la Cour suprême, apparemment par des membres du Parti nationaliste du Bangladesh (BNP). Les journalistes couvraient l’acquittement des 46 personnes reconnues coupables en 2019 dans une affaire liée à un attentat perpétré en 1994 contre un train transportant le Premier ministre de l’époque, Sheikh Hasina. Le 9 février, cinq journalistes ont reçu des coups de matraque, des coups de pied et des coups de poing assénés par des policiers alors qu’ils couvraient une manifestation à Dhaka. Le 25 février, un journaliste aurait été agressé par un membre du BNP à Thakurgaon, après avoir publié un article affirmant que le politicien pratiquait l’extorsion.

Le droit à la liberté d’expression est inscrit dans l’article 39 de la constitution du Bangladesh et dans l’article 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), auquel le Bangladesh est partie. En outre, l’article 9 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques protège le droit à la liberté et à la sécurité des personnes. Le Bangladesh devrait prendre des mesures immédiates pour prévenir et enquêter sur les cas de harcèlement et de violence à l’encontre de journalistes et d’autres personnes, y compris par des acteurs privés, et pour faire en sorte que les auteurs d’attaques rendent compte de leurs actes.

Ce ne sont pas seulement les journalistes qui sont attaqués, mais aussi les auteurs, les poètes et les défenseur⸱ses des droits humains. Le 10 février, un groupe d’individus a attaqué un stand à la foire du livre Amar Ekushey, suite à des allégations selon lesquelles le stand vendait des livres écrits par Taslima Nasreen, qui a été accusée de publier des écrits insultant l’Islam. Elle a fui le Bangladesh en 1994 après avoir reçu des menaces de mort. Bien que le conseiller principal Muhammad Yunus ait ordonné une enquête sur l’attaque, rien n’indique que les coupables aient été tenus pour responsables. Cet incident a eu lieu dans un contexte de restrictions accrues de la liberté d’expression au nom de la protection de la religion ou des sentiments religieux. Par exemple, le 13 février, le poète Sohel Galib a été arrêté et inculpé en vertu du Code de procédure pénale pour « atteinte au sentiment religieux ». Selon certains, un poème de Galib contiendrait des remarques désobligeantes sur l’Islam. Le 3 mars, le Cyber Tribunal de Dhaka a ordonné au Département des enquêtes criminelles d’enquêter sur une affaire intentée par un particulier contre le défenseur des droits humains et membre du Comité de révision des manuels scolaires Rakhal Raha, pour avoir prétendument heurté le sentiment religieux dans un message posté sur Facebook, dans lequel il a écrit un poème satirique remettant en question la liberté d’expression par rapport à l’arrestation de Sohel Galib.

Selon l’article 19 (3) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, toute restriction à la liberté d’expression doit être prévue par la loi, doit poursuivre un ou plusieurs des buts légitimes spécifiés (tels que la protection des droits ou de la réputation d’autrui), et doit être nécessaire et proportionnée à ce but. L’arrestation de personnes accusées de heurter le sentiment religieux n’est pas admissible. En fait, le Comité des droits de l’homme des Nations unies (dans son Observation générale n° 34) a précisé que la protection de la liberté d’expression prévue par l’article 19 englobe même l’expression qui peut être considérée comme profondément offensante. Il précise en outre que l’interdiction d’afficher un manque de respect pour une religion ou empêcher ou punir la critique des chefs religieux ou les commentaires sur la doctrine religieuse et les principes de la foi constituerait une violation de l’article 19. De même, le plan d’action de Rabat stipule expressément que le droit à la liberté de religion ou de conviction n’inclut pas le droit de ne pas être critiqué ou ridiculisé.

Le cadre juridique du Bangladesh en matière de cybersécurité permet également d’imposer des restrictions inadmissibles à la liberté d’expression. La police de Kurigram a requis l’arrestation de l’écrivain et militant Nahid Hasan après qu’une plainte a été déposée contre lui par un particulier le 25 février pour avoir soi-disant « heurté le sentiment religieux ». L’affaire a été déposée en vertu de la loi sur la cybersécurité (CSA), un texte législatif draconien qui a déjà été utilisé contre des détracteurs du gouvernement, des défenseur⸱ses des droits humains, des journalistes et des blogueurs, ce qui va à l’encontre de leur droit à la liberté d’expression. La disposition de la CSA relative à l’atteinte au sentiment religieux a, par le passé, été utilisée pour restreindre la liberté d’expression et harceler les défenseur⸱ses des droits humains sous le couvert de la religion.

Depuis son arrivée au pouvoir, le gouvernement intérimaire s’est engagé à plusieurs reprises à abroger la CSA, qui pose problème. Toutefois, la tentative d’abrogation par le biais de l’ordonnance sur la cyberprotection de 2025 (CPO) ne respecte pas non plus les normes internationales en matière de droits humains. Comme l’ont souligné la société civile locale et les organisations internationales, le projet de loi repend la disposition relative à l’atteinte aux sentiments religieux figurant dans la CSA. Si nous saluons la promesse du gouvernement d’abroger la CSA, et si le projet actuel de CSO a apparemment supprimé les dispositions relatives aux perquisitions sans mandat et à la pénalisation de la diffamation, le maintien de dispositions draconiennes qui sont historiquement utilisées pour restreindre la liberté d’expression, associé à un manque de consultation significative et transparente avec la société civile, est décevant. Les réformes actuelles sont insuffisantes pour rendre la CSA conforme aux normes internationales et aux meilleures pratiques, et elles indiquent que le gouvernement intérimaire n’est pas sérieux quant à une réforme significative de cette législation problématique. Toute législation ultérieure portant sur la sécurité en ligne et la protection des données devrait être conforme aux normes internationales et aux meilleures pratiques et être élaborée de manière transparente, avec des possibilités de consultation significatives.

Nous reconnaissons la transition politique qui a eu lieu il y a plus de six mois à la suite de l’éviction de l’administration de l’ancien premier ministre Sheikh Hasina, ainsi que les défis systémiques importants auxquels le gouvernement intérimaire est confronté. Un engagement profond en faveur des droits humains est essentiel pour garantir la stabilité de ce processus de transition. Le gouvernement intérimaire doit rompre avec le passé répressif et de peur au Bangladesh et prendre des mesures pour promouvoir et protéger la liberté d’expression, notamment en enquêtant de manière cohérente et rapide sur les attaques perpétrées contre ceux qui exercent ce droit et en obligeant les coupables à rendre compte de leurs actes. Les journalistes, les dissidents, les militants et les citoyens ordinaires devraient pouvoir exercer leur droit à la liberté d’expression sans craindre les représailles des acteurs étatiques et non étatiques.

Nous appelons les autorités bangladaises à :

  • Veiller à ce que tout projet de législation dont l’adoption est envisagée fasse l’objet d’un processus de consultation approfondi et transparent et respecte la législation et les normes internationales en matière de droits humains ;
  • Abandonner immédiatement et sans condition toutes les poursuites pénales engagées contre des personnes et des défenseur⸱ses des droits humains détenus uniquement pour avoir exercé leur droit à la liberté d’expression ;
  • Mettre fin à la pratique consistant à engager des poursuites pénales contre des personnes et des défenseur⸱ses des droits humains qui exercent leur droit à la liberté d’expression et abroger toutes les dispositions légales qui autorisent des restrictions à ce droit sous prétexte de protéger la religion ou le sentiment religieux ;
  • Veiller à ce que, en attendant l’abrogation ou la modification de la loi sur la cybersécurité, personne ne soit arrêté ou détenu en vertu de dispositions qui violent son droit à la liberté d’expression ;
  • Condamner sans équivoque les attaques contre les journalistes et les autres professionnels des médias, enquêter rapidement sur ces attaques et veiller à ce que les auteurs d’actes de violence contre des personnes et des défenseur⸱ses des droits humains exerçant leur droit à la liberté d’expression répondent de leurs actes dans le cadre de procès équitables et impartiaux, sans recourir à la peine de mort ; 
  • Protéger les journalistes, les autres professionnels des médias, les acteurs de la société civile et les défenseur⸱ses des droits humains contre le harcèlement, l’intimidation ou la violence de la part de groupes étatiques ou non étatiques et leur permettre de mener à bien leurs activités journalistiques.

Sincères salutations,

Amnesty International

Article 19

Asian Forum for Human Rights & développement

CIVICUS: World Alliance for Citizen Participation (Alliance mondiale pour la participation citoyenne)

Fortify Rights

Front Line Defenders

Human Rights Watch

PEN America

The Committee to Protect Journalists