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25 Juin 2024

Inde : Inquiétudes croissantes quant à l’utilisation abusive des normes du Groupe d’action financière pour cibler la société civile

Amnesty International et Front Line Defenders sont très préoccupés par la multiplication des cas d’utilisation abusive des lois antiterroristes en Inde pour cibler les acteurs de la société civile. À l’approche de la sixième réunion plénière du Groupe d’action financière (GAFI), au cours de laquelle les États membres, le Secrétariat et la direction du GAFI se réuniront pour examiner le Rapport d’évaluation mutuelle (REM) de l’Inde, nous les invitons à prendre en compte les préoccupations de la société civile et à rappeler au gouvernement indien son engagement à se conformer aux recommandations du GAFI sans abuser de ses normes.

Le 14 juin 2024, le lieutenant-gouverneur de Delhi a autorisé des poursuites contre Arundhati Roy, célèbre écrivaine et lauréate du Booker Prize, et contre Sheikh Showkat Hussain, universitaire du Cachemire, en vertu de la loi antiterroriste rigoureuse, loi sur la prévention des activités illégales (UAPA), pour un discours prononcé en 2010 [1]. Dans son discours, Arundhati Roy avait mis en lumière les violations croissantes des droits humains au Cachemire, une région dont l’autonomie spéciale a été unilatéralement révoquée par le gouvernement indien en août 2019, dans un contexte de coupure des communications et d’arrestations de militants, d’étudiants, de journalistes et de membres de groupes d’opposition politique [2]. La décision du gouvernement de poursuivre Arundhati Roy et Sheikh Showkat Hussain après 14 ans met en évidence la tendance plus générale à cibler arbitrairement les critiques du gouvernement en utilisant des lois draconiennes. Leur cas est l’un des nombreux exemples de l’utilisation abusive de l’UAPA.

L’utilisation de l’UAPA comme arme pour cibler les défenseur⸱ses des droits humains et étouffer les voix critiques en Inde a augmenté de façon exponentielle au cours des dix dernières années. Les dispositions draconiennes de l’UAPA, telles que les seuils élevés pour bénéficier d’une caution, les longues incarcérations sans charge et le renversement de la présomption d’innocence, qui fait peser la charge de prouver l’innocence sur les personnes accusées, sont souvent invoquées pour créer un effet dissuasif au sein de la société civile. Les lois antiterroristes indiennes se sont développées au fil du temps pour devenir de plus en plus étendues et annulent souvent les garanties procédurales de base accordées aux accusés.

L’année dernière, avant le REM de l’Inde, des groupes de la société civile, dont Amnesty International, ont soumis au secrétariat du GAFI des rapports soulignant l’utilisation abusive des lois antiterroristes par les autorités indiennes pour cibler la société civile [3]. Dans le cas de l’Inde, ces rapports renforcent ce qui a été bien documenté ailleurs, à savoir que les normes juridiques et réglementaires que le GAFI impose aux pays pour lutter contre les risques de financement du terrorisme sont facilement utilisées par les gouvernements à des fins répressives.

À titre d’exemple, en 2012, le gouvernement indien a élargi la définition déjà trop large d’un « acte terroriste » en vertu de l’UAPA, en s’appuyant fortement sur les recommandations du GAFI pour la rendre « plus efficace pour prévenir les activités illégales et lutter contre les activités terroristes » [4]. Il convient également de noter que le gouvernement indien est sélectif dans l’application des recommandations du GAFI. Par exemple, dans le rapport d’évaluation mutuelle 2010 de l’Inde, le GAFI a déclaré l’Inde « partiellement conforme » à la recommandation spéciale II, qui concerne la criminalisation de la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme, en soulignant l’écart de l’UAPA par rapport aux normes internationales dans la définition d’un « acte terroriste » [5]. Il a noté que « les actes énumérés à l’article 15 (a) font largement référence à des activités criminelles courantes qui n’acquièrent le statut d’actes terroristes que lorsqu’elles sont menées avec une intention spécifique. Par conséquent, la terminologie générale (… par tout autre moyen de quelque nature que ce soit…) utilisée dans la section 15 (a) de l’UAPA ne peut être considérée comme correspondant aux infractions prévues par les traités » [6]. Treize ans plus tard, cette définition excessive continue d’exister et d’être appliquée arbitrairement aux défenseur⸱ses des droits humains en Inde.

De manière pertinente, le GAFI, dans son « bilan des conséquences involontaires des normes du GAFI », a mis l’accent sur le respect des normes relatives aux droits humains [7], exigeant des pays qu’ils mettent en œuvre des mesures antiterroristes d’une manière qui respecte les obligations qui leur incombent en vertu de la Charte des Nations Unies et du droit international relatif aux droits humains [8]. Le rapport « Stocktake » reconnaît que de nombreux pays continuent d’appliquer de manière incorrecte les normes du GAFI et appliquent parfois intentionnellement des mesures juridiques restrictives aux organisations à but non lucratif au nom du respect des normes du GAFI [9]. Nous constatons que des pays comme l’Inde continuent d’utiliser abusivement les normes du GAFI pour cibler les voix critiques.

Le processus d’évaluation mutuelle constitue une excellente occasion pour le GAFI et les pays membres de rappeler à l’Inde son engagement à se conformer aux recommandations du GAFI tout en empêchant l’utilisation abusive de ses normes. Cela permettra de garantir le respect et la protection des droits procéduraux des individus lors de la mise en œuvre des lois antiterroristes.

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[1] Vineet Bhalla, « Why the sanction to prosecute Arundhati Roy under UAPA is legally suspect », Scroll.In, 17 June 2024, https://scroll.in/article/1069417/why-the-sanction-to-prosecute-arundhat… 2

[2] Amnesty International, ‘We are Being Punished By The Law’ – Three Years of Abrogation of Article 370 in Jammu & Kashmir, September 2022, https://www.amnesty.org/en/documents/asa20/5959/2022/en/[3] Global NPO Coalition on FATF, India: Reports by civil society and UNSRs ahead of the upcoming FATF Mutual Evaluation onsite, 29 October 2023, https://fatfplatform.org/news/india-reports-by-civil-society-ahead-of-th

[4] Unlawful Activities (Prevention) Amendment Act, 2012, https://megpolice.gov.in/sites/default/files/Unlawful_Activities_p_Amend

[5]Le GAFI a proposé à l’Inde d’adhérer au GAFI à condition que l’Inde s’engage à respecter un « plan d’action » définissant les mesures à prendre et le calendrier pour « améliorer le régime de lutte contre le blanchiment d’argent (AML) et la Convention internationale pour la répression du financement du terrorisme (CFRT) dans le pays », section 1.1.8 du rapport de la commission parlementaire permanente des affaires intérieures sur le projet de loi d’amendement sur les activités illicites (prévention) (2011) ; la recommandation spéciale II (criminalisation du financement du terrorisme et du blanchiment de capitaux associé) stipule que « chaque pays devrait criminaliser le financement du terrorisme, les actes terroristes et les organisations terroristes ». Les pays devraient veiller à ce que ces infractions soient désignées comme des infractions principales de blanchiment de capitaux » 6.

[6] FATF, Mutual Evaluation of India, June 2010, pg. 53, https://www.fatf-gafi.org/en/publications/Mutualevaluations/Mutualevalua

[7] FATF, High-Level Synopsis of the Stocktake of the Unintended Consequences of the FATF Standards (2021), https://www.fatf-gafi.org/media/fatf/documents/Unintended-Consequences.pdf8

[8] FATF, High-Level Synopsis of the Stocktake of the Unintended Consequences of the FATF Standards (2021), https://www.fatf-gafi.org/media/fatf/documents/Unintended-Consequences.pdf9

[9] FATF, High-Level Synopsis of the Stocktake of the Unintended Consequences of the FATF Standards (2021), https://www.fatf-gafi.org/media/fatf/documents/Unintended-Consequences.pdf