Inde : Appel pour la libération immédiate des défenseur-ses des droits humains emprisonnés
Déclaration commune de CIVICUS, l'Alliance mondiale pour la participation citoyenne, une organisation non gouvernementale ayant un statut consultatif général ; l'Organisation mondiale contre la torture ; Front Line Defenders, la fondation internationale pour la protection des défenseur-ses des droits humains ; Human Rights Watch, une organisation non gouvernementale ayant un statut consultatif spécial.
Les organisations soussignées souhaitent attirer l’attention du Conseil des droits de l’Homme sur la santé et la sécurité des défenseur-ses des droits humains indiens en prison, détenus pour des raisons politiques et gravement exposés au risque de contracter le COVID-19. La crise des droits humains qui se déroule en Inde, notamment l’emprisonnement des défenseur-ses, fait face à un silence relatif de la part de la communauté internationale. L’utilisation de dispositions juridiques antiterroristes pour incarcérer les défenseur-ses a pris une tournure grave avec les répercussions du COVID-19. Alors que l’Inde lutte pour faire face à une nouvelle vague meurtrière du virus, les défenseur-ses emprisonnés courent un grave risque, et nombreux d'entre eux ont été testés positif au COVID-19 ou présentent des symptômes. Le refus d'accorder des libérations sous caution pour raisons médicales, le manque d'installations médicales de base et l'entrave à la communication ou à l’accès aux familles, malgré l'actuelle vague de contamination et de décès en Inde, est un acte de cruauté et une violation de leur droit à la vie et à la dignité.
En Inde, les voix dissidentes et celles qui s’expriment sur les droits humains courent le risque d’être emprisonnées et privées de liberté sous caution en vertu de lois régressives contre le terrorisme, dont la Loi sur la prévention des activités illégales (UAPA). L’UAPA autorise la détention judiciaire d'une personne jusqu’à 180 jours sans inculpation et limite le recours à la libération sous caution, ce qui permet aux autorités de garder les défenseur-ses en prison pour des motifs politiques pendant de longues périodes. Le refus facile de mise en liberté sous caution favorise l'utilisation abusive de la loi par la police et les procureurs pour permettre une détention préventive prolongée, contrairement au droit pénal indien général et au droit international relatif aux droits humains. Par exemple, la police de Delhi a porté des accusations de terrorisme en vertu de l’UAPA contre des défenseur-ses des droits humains ciblés pour avoir manifesté pacifiquement contre la loi sur la modification de la citoyenneté (CAA), dont la plupart faisaient déjà l’objet d’une enquête pour des infractions similaires en vertu du Code pénal indien (IPC). Lorsqu'ils sont accusés en vertu de l'UAPA, les défenseur-ses ne peuvent demander une libération sous caution, même si un tribunal avait accordé cette libération sous caution pour des délits en vertu de l'IPC.
L’arrestation de militants accusés de violence dans l’affaire Bhima Koregaon est particulièrement préoccupante, car une enquête judiciaire numérique a révélé que certaines « preuves à charge » invoquées par l’accusation avaient été dissimulées par un logiciel malveillant dans l’ordinateur de la défenseuse Rona Wilson dans le but de l'incriminer, et qu’il n’y avait aucune preuve que la défenseuse ait eu accès à ces dossiers. Au total, 16 défenseur-ses des droits humains ont été arrêtés depuis 2018 en vertu de l’UAPA, en lien avec les violences contre les castes qui ont éclaté à Bhima Koregaon, dans l’État du Maharashtra, le 1er janvier 2018. Compte tenu des preuves douteuses, ces défenseur-ses n'auraient jamais dû être emprisonnés, et encore moins en pleine pandémie où leur santé et leur vie sont en danger.
Au moins 31 défenseur-ses des droits humains sont actuellement incarcérés en vertu de l’UAPA en Inde. Seuls quelques-uns ont été libérés sous caution, principalement pour des raisons médicales. 15 défenseur-ses des droits humains sont détenus en vertu de l'UAPA dans le cadre de l’affaire Bhima Koregaon, principalement des étudiants et appartenant à la minorité musulmane qui ont manifesté pacifiquement contre la CAA à Delhi et à Assam, le journaliste Siddique Kappan et ses deux associés dans l’Uttar Pradesh, la défenseuse du droit du travail Annapoorna dans l’Andhra Pradesh, et la militante anti-mines Hidme Markam dans le Chhattisgargh.
L'urgence des risques encourus par les défenseur-ses des droits humains :
La vague actuelle de pandémie en Inde est dévastatrice et les prisonniers courent un risque accru. Les défenseur-ses des droits humains Indiens sont détenus dans des prisons surpeuplées, dans des conditions insalubres, sans accès à des soins médicaux adéquats, à des tests de dépistage du COVID-19, à des vaccins ou à des traitements.
Le 11 mai, des membres de la famille de défenseur-ses emprisonnés dans l’affaire Bhima Koregaon ont conjointement exprimé leurs vives préoccupations pour la sécurité des détenus et demandé leur libération sous caution provisoire en raison de la pandémie. L’appel souligne le manque de traitement médical, de vaccins et les communications retardées et perturbées avec leurs familles, pour les défenseur-ses emprisonnés. Varavara Rao a été libéré sous caution en mars 2021, après une longue bataille juridique.
La plupart des 15 défenseur-ses actuellement emprisonnés dans l’affaire Bhima Koregaon ont plus de 60 ans, ont de graves comorbidités et courent un risque accru de contracter le virus – le plus âgé d’entre eux, le prêtre jésuite Stan Swamy, est âgé de 84 ans et souffre de la maladie de Parkinson. Le 28 mai, la Haute Cour de Bombay a ordonné au gouvernement du Maharashtra de le transférer à l’hôpital de la Sainte-Famille pendant deux semaines à la suite d’une détérioration de sa santé, où il a été testé positif au COVID-19. Une décision sur sa libération sous caution pour raison médicale a été repoussée jusqu’au 7 juin 2021.
L'absence de traitement/structure médicale en prison :
Des informations provenant de la prison de Taloja dans le Maharashtra, où certains des défenseur-ses sont détenus, révèlent un manque choquant de structures médicales. Lors d’une conférence de presse le 13 mai, des familles de défenseur-ses emprisonnés ont partagé des informations troublantes sur le manque de médecins, de personnel infirmier et d’installations de base pour prendre en charge les détenus. Des témoignages de refus prodiguer des traitements médicaux et de manque d’installations ont également été rapportés dans d’autres prisons, y compris la prison de Byculla dans le Maharashtra et la prison de Mathura dans l’Uttar Pradesh.
Toute personne qui n’obtient pas de libération sous caution pour raison médicale et qui reste incarcérée dans ces conditions court un risque pour sa vie et sa santé. Il n’est pas possible de surveiller la santé des défenseur-ses et de se prémunir efficacement contre le COVID-19 et d’autres maladies dans les prisons indiennes. La poursuite de l’incarcération dans de telles conditions est totalement incompatible avec leurs droits à la vie et à la santé garantis par le droit national et international.
Les défenseur-ses des droits humains exclus des prisonniers admissibles à la libération :
Le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’Homme a demandé aux États de libérer « toute personne détenue sans fondement juridique suffisant, y compris les prisonniers politiques, et les personnes détenues pour des opinions critiques et dissidentes » afin de prévenir les taux croissants d’infection partout dans le monde. La Cour suprême indienne a également adopté à deux reprises des directives sur la nécessité de décongestionner les prisons, compte tenu du risque que représente la propagation de la COVID-19 dans les prisons pour les détenus, aggravée par le surpeuplement et les conditions insalubres.
En 2020 et 2021, la Cour suprême a confié aux High-Power Committees (HPC) des États et des territoires de l’Union la responsabilité de définir les catégories de prisonniers admissibles à la libération sous caution/conditionnelle provisoire. Tous les HPC se sont fortement appuyés sur une approche basée sur l’infraction spécifique, avec des facteurs déterminants, y compris la nature et la gravité des infractions. De fait, les prisonniers placés en détention préventive avant le procès pour des accusations graves sont automatiquement exclus de la libération. À cause de ce système, aucun des 31 défenseur-ses actuellement en prison en vertu de l’UAPA, y compris les accusés de Bhima Koregaon, ne sera probablement libéré, même en cas de comorbidités et de problèmes de santé graves. Cela, bien que l’Organisation mondiale de la Santé ait identifié les personnes les plus à risque, y compris les personnes de plus de 60 ans et celles de tout âge atteintes de maladies cardiovasculaires, de diabète, de maladies respiratoires chroniques et de cancer. Il est urgent d’adopter des critères inclusifs de libération pour éviter de mettre les défenseur-ses des droits humains en danger direct et injustifiable, en particulier au vu des accusations non fondées portées contre eux.
En tant que membre du Conseil des droits de l’Homme des Nations Unies et du Conseil de sécurité des Nations Unies, l’Inde s’est engagée à respecter les normes les plus élevées en matière de protection et de promotion des droits humains, et les relations avec l’Inde devraient refléter ces attentes au moyen de critères clairs en matière de droits humains, notamment en ce qui concerne le traitement des défenseur-ses des droits humains vulnérables pendant la pandémie. Nous appelons à la mise en place de mesures urgentes pour tenir l’Inde responsable de son bilan en matière de droits humains, en particulier dans le cadre de la pandémie de COVID-19 et du traitement qu’elle réserve aux défenseur-ses emprisonnés pour leur travail pacifique.
Recommandations :
Nous exhortons le Conseil des droits de l’Homme à demander au gouvernement indien de :
• Rejeter toutes les accusations portées contre les défenseur-ses des droits humains à cause de leur activisme pacifique et de libérer immédiatement et sans condition les personnes arrêtées ;
• Les autorités compétentes devraient reconsidérer l'approche fortement basée sur l’infraction en ce qui concerne les critères/l’admissibilité à la libération de tous les prisonniers et accorder la priorité :
◦ l'âge et/ou les morbidités.
◦ l'état de santé, notamment les infections actuelles et/ou tout autre facteur qui augmente le risque.
◦ le temps passé en détention, en particulier pour les procès mineurs qui sont indûment retardés.
• Reconnaître que les défenseur-ses détenus pour avoir pacifiquement exercé leurs droits fondamentaux devraient être immédiatement libérés. La mise en liberté sous caution, particulièrement pour des soins médicaux, devrait être la norme – et non l’exception, surtout pendant la pandémie.
• Améliorer immédiatement les structures médicales, y compris les médecins, le personnel infirmier et l’accès aux médicaments à l’intérieur des prisons, et fournir aux défenseur-ses des droits humains et aux autres prisonniers des traitements médicaux rapides et efficaces et des soins spécialisés pour les problèmes de santé sous-jacents.
• Accorder aux défenseur-ses et aux autres prisonniers l’accès rapide aux membres de leurs familles et à leurs avocats, et veiller à ce que les familles reçoivent des informations complètes sur l’état de santé et le traitement médical des défenseur-ses.
• Prendre toutes les mesures nécessaires pour protéger les défenseur-ses et les autres prisonniers contre le COVID-19, notamment en réduisant la surpopulation dans les prisons, en offrant un accès adéquat aux installations sanitaires et, en particulier, à des vaccins et en augmentant les tests de dépistage du COVID-19 de toute urgence. Les obstacles procéduraux et bureaucratiques aux dispositions relatives aux vaccins, y compris l’absence d’une carte d’identité Aadhar, doivent être éliminés de toute urgence.
Nous appelons également les États membres des Nations Unies, à travers leurs missions en Inde, à surveiller activement la situation des défenseur-ses des droits humains détenus, en particulier ceux qui sont en détention prolongée sans possibilité de libération sous caution.
India Civil Watch International, une ONG sans statut consultatif partage également les opinions exprimées dans cette déclaration.