Un drapeau rouge sur la Journée internationale des droits des femmes: les défenseuses du droit à la terre et des droits des femmes face à la violence
Initialement publié sur Medium le 8 mars 2018
En cette période critique, où protéger et défendre l'eau, le climat et les forêts ne pourrait pas être plus urgent, on recense une hausse tragique des menaces, des attaques et des meurtres contre ceux et celles qui se dressent pour protéger la Terre et les droits humains, dans de nombreux pays à travers le monde.
À l'occasion de la Journée internationale des droits des femmes, le Women’s Earth and Climate Action Network (WECAN) International a parlé avec Alice Harrison, de Global Witness, et María San Martín, de Front Line Defenders, pour explorer comment les femmes qui défendent le droit à la terre et les droits des femmes (FDDH) sont plus particulièrement impactées par la hausse de la violence contre ceux qui s'opposent ouvertement à la dévastation environnementale et aux violations sociales perpétrées par l'industrie de l'extraction.
Comme le montrent les interviews, bien que les femmes soient souvent visionnaires et qu'elles soient la colonne vertébrale des mouvements de protection des droits des peuples et de la planète, elles doivent faire face à une charge supplémentaire, celle du risque et du danger que ne subissent pas leurs homologues masculins, car elles se retrouvent à la croisée de la destruction écologique et du déplacement culturel, mais aussi des violences sexuelles et des persécutions sexistes.
Patricia Gualingua, leader du Peuple Kichwa de Sarayaku en Équateur, qui lutte pour mettre fin à l'extraction pétrolière dans la forêt amazonienne, a récemment été victime d'une agression, chez elle, et a reçu des menaces de mort. Dans une déclaration publiée après l'agression, elle expliquait avec la ferme détermination de nombreuses défenseuses,
"si le but de cette attaque et des menaces était de faire naitre en moi la peur pour me paralyser, cela a échoué. Après cet incident, je suis plus motivée que jamais à rester sur ma position et à œuvrer pour défendre les droits et le territoire de Sarayaku et de toute l'Amazonie menacée par l'extraction. ”
Bien que la signature d'un pacte juridique sur la protection des défenseur-ses de l'environnement par des représentants de 24 pays d'Amérique Latine et des Caraïbes (deux ans après l'assassinat de la leader autochtone Berta Cáceres) soit un pas en avant prometteur, indicateur du pouvoir des mouvements populaires qui réclament justice, un gros travail est toujours nécessaire pour mettre fin à l'impunité des entreprises et des gouvernements.
Pour la Journée internationale des droits des femmes et tous les jours, il faut appeler à agir. Nous devons approfondir notre compréhension et renforcer notre résolution pour être solidaires avec ces femmes incroyablement courageuses et dévouées qui sont en première ligne et qui continuent leur travail vital malgré les menaces et les agressions violentes. Nous devons tous défendre les défenseuses.
Alice Harrison est militante de longue date et ancienne directrice communication de Global Witness; elle enquêtait sur et dénonçait la façon dont les ressources naturelles nourrissent le conflit, la corruption et le crime.
María San Martín est coordinatrice de la visibilité des défenseur-ses des droits humains (DDH) à Front Line Defenders; elle travaille en lien avec les DDH concernant l'usage de la visibilité comme stratégie de sécurité et de protection, et elle développe des efforts collaboratifs et des campagnes visant à médiatiser la situation des DDH, tout en élargissant leur réseau de soutien.
Dans un contexte d'accentuation de la violence et de la criminalisation des défenseur-ses communautaires et du droit à la terre, dans quelle mesure les femmes défenseuses des droits humains sont-elles affectées?
[Alice Harrison] - Depuis plusieurs années, Global Witness a recensé une reprise spectaculaire des meurtres de personnes qui prennent position contre les entreprises qui accaparent les terres et détruisent l'environnement. Les assassinats ne sont que la tournure extrême d'une série d'exactions perpétrées contre les défenseur-ses, notamment les agressions physiques, le harcèlement, les poursuites judiciaires et les menaces. Dans beaucoup de pays les plus touchés, les femmes sont exposées à des risques supplémentaires uniquement parce qu'elles sont des femmes.
Plusieurs de ces risques ont été mis à jour par une récente enquête que nous avons menée au Honduras, qui au cours de la dernière décennie est devenu le pays le plus meurtrier au monde pour les défenseur-ses du droit à la terre et de l'environnement. Berta Cáceres, mère de quatre enfants et l'une des plus éminentes activistes du pays, a été tuée chez elle pour s'être opposée à la construction d'un barrage sur les terres de sa communauté. Avant d'être tuée, elle avait été menacée de violences sexuelles.
Une observatrice internationale assignée pour protéger une femme nommée Concepción Gutiérrez, qui a été menacée de mort pour avoir refusé de vendre ses terres, a été harcelée sexuellement par des hommes armés. Notre rapport raconte également l'histoire d'Ana Miriam et Rosaura, opposées à un projet de barrage hydroélectrique et qui ont dû être hospitalisées après un raid violent de la police à leur domicile. Les deux femmes étaient enceintes à ce moment-là. Rosaura a perdu son bébé à cause de cette attaque.
Avec le vol de leurs terres, ou les dégâts environnementaux causés par les industries telles que les mines, l'agro-industrie ou les exploitations forestières, il est plus difficile pour les femmes de faire pousser de la nourriture ou d'accéder à de l'eau potable, et le travail qu'elles doivent faire pour soutenir leur famille et leur communauté augmente. Beaucoup de femmes militantes sont poussées à l'activisme pour cette raison, par pur désespoir.
Cette exposition plus importante qui accompagne l'activisme oppose ces femmes aux normes sociales et culturelles profondément ancrées, qui font que l'on attend d'elles qu'elles jouent un rôle passif dans des sociétés très largement patriarcales, et à tous les risques qu'entrainent la remise en question de ces normes. Les femmes qui défendent le droit à la terre ou l'environnement et que nous avons rencontrées sont devenues victimes de campagnes de diffamation qui visent à ruiner leur réputation de "femmes biens" pour les ostraciser de leurs communautés et discréditer leurs actions.
[María San Martín] - D'après notre expérience, je pense qu'il est très clair, bien que cela ne soit pas forcément visible, que les femmes sont en tête de la défense de la terre et de l'environnement. Dans certains cas, les leaders masculins sont les premiers ciblés, car dans de nombreuses organisations et communautés ils occupent un rôle de leader ou porte parole. Cependant, dans certains cas, lorsque les hommes DDH sont attaqués, les femmes poursuivent la lutte et la résistance et sont de plus en plus souvent pris pour cible.
Au niveau communautaire de la lutte pour la terre et l'environnement, nous avons constaté que les moyens de subsistance des femmes et des hommes sont menacés dans le but de faire pression sur eux, et cela affecte principalement les femmes, qui sont souvent responsables de la famille et d'autres membres de la communauté.
La Meso-American Initiative of Women Human Rights Defenders a fait un grand travail pour analyser ces tendances et donner des preuves, et elle explique que les femmes DDH subissent les mêmes attaques de différente façon, et qu'elles subissent aussi d'autres attaques qui les affectent dans différentes sphères, comparé aux attaques dont les hommes DDH sont la cible. Par exemple, l'organisation a rassemblé de nombreuses preuves sur la façon dont les attaques contre les femmes naissent de la discrimination historique basée sur le genre et de la discrimination contre les femmes.
Il est très commun que les FDDH soient la cible d'intimidations et de menaces qui comprennent aussi une composante liée au genre, telles que les insultes sexistes, les menaces de nature sexuelle, les menaces de violences sexuelles, ou les menaces à l'encontre des membres de leur famille ou des enfants. Les femmes font aussi régulièrement face à la calomnie ou la diffamation à travers des stéréotypes, par exemple remettre en question leur capacité de leadership, ou en leur portant atteinte en faisant référence à leur conduite sexuelle ou leur manque d'attention pour leurs responsabilités familiales, qui bien sûr, sont beaucoup plus associées aux Femmes DDH qu'aux hommes.
Les femmes autochtones en particulier peuvent être plus isolées, ou avoir moins accès aux mécanismes internationaux de protection, aux ressources et aux réseau de soutien, il est donc très important que nous mettions en place des mesures pour remédier à cela et nous assurer qu'elles puissent accéder à la protection.
Quel est le lien entre la suppression des droits des femmes et la violence contre les femmes qui défendent l'environnement?
[María San Martín] - La Meso-American Initiative met en lumière comment, pour les FDDH, elles ne doivent pas seulement faire face au fardeau des menaces et des agressions, mais aussi à tous les obstacles liés au statut social des femmes, et comment cela se traduit par de très longues heures de travail; combien d'entre elles ne sont pas payées pour leur travail en faveur des droits humains; comment elles n'ont aucune protection sociale pour le travail qu'elles accomplissent.
Elles sont surchargées avec la famille, leur foyer, et doivent respecter leurs obligations, et parfois, elles sont confrontées à la violence, à la stigmatisation et à la pression familiale, parfois même au sein de leurs mouvements et communautés, parce qu'elles sont des femmes qui tentent de participer publiquement et politiquement, et qu'elles peuvent ne pas être respectées par les traditions dans certains lieux.
Beaucoup tentent de mettre en lumière comment tout cela est une charge supplémentaire pour les droits des femmes et la participation publique et politique, et comment cela a de lourdes conséquences sur le bien-être physique et émotionnel.
Quelles sont les demandes centrales, les points d'action et la responsabilité des décideurs politiques?
[Alice Harrison] - Garder les défenseur-ses de la terre et de l'environnement en sécurité nécessite l'intervention de plusieurs acteurs, afin d'empêcher les attaques, protéger les défenseur-ses en danger, et réagir lorsqu'il y a menace.
La seule prévention efficace sur le long terme nécessite de s'attaquer aux racines de la violence. L'une des principales est la corruption. La corruption peut signifier qu'au lieu de canaliser les profits de la vente de terres et de ressources naturelles dans la trésorerie de l'État, les élites corrompues les utilisent pour consolider leur pouvoir et financer leur train de vie fastueux, aux dépens des pauvres et des marginalisés. Cela encourage grandement les leaders des pays à réduire au silence les défenseur-ses et faire cesser leur activisme.
Lorsque des institutions publiques telles que la police et la justice sont également corrompues, les victimes d'accaparement des terres n'ont que peu d'espoir d'obtenir justice. Dans un monde sans corruption, les coupables d'attaques contre les défenseur-ses seraient poursuivis, et ceux qui ne les soutiennent ou protègent pas devront subir les conséquences politiques, financières et judiciaires.
Une autre force conductrice pour cette violence est l'absence de consultation des communautés sur ce qui advient de leurs terres. Lorsque les terres sont prises aux communautés, sans leur consentement ou même qu'elles en soient informées, elles n'ont d'autre choix que de prendre position, elles deviennent militantes.
L'alternative est de faire des communautés des partenaires actifs lors de la conception de projets, depuis le tout début. Les communautés qui sont vraisemblablement impactées par un projet doivent être consultées sur son impact potentiel, elles doivent recevoir toutes les informations dont elles ont besoin pour prendre une décision éclairée, et elles doivent avoir l'opportunité de s'opposer à un projet.
[María San Martín] - En terme de politiques des autorités et des dignitaires du gouvernement, et pour tout le monde, comme les ONG qui tentent de soutenir les défenseur-ses des droits humains et les leaders environnementaux, il est très important que notre travail de protection adopte une perspective basée sur le genre, et que nous réfléchissions à ce qui pourrait nous faire échouer à appliquer une perspective basée sur le genre dans nos programmes, notre plaidoyer et nos actions de visibilité. La perspective basée sur le genre aidera à l'identification des menaces et à la création de mesures de protection, et cela a des implications pratiques importantes.
Un autre élément important pour la politique et le plaidoyer est l'attention portée à la sphère collective de la protection, et comment les besoins de protection doivent être construits en prenant en compte le contexte local. Les besoins de protection doivent être ancrés là où les FDDH développent leur travail afin d'être efficaces. Ils doivent prendre en compte les sphères plus personnelles, telles que la familles et les lieux où les femmes travaillent, car parfois les approches de visibilité des organisations internationales ont conduit à la mise à l'écart des femmes de leur contexte local, et n'ont pas pris en compte le collectif et le travail qu'elles construisaient au sein de leur entière communauté.
La visibilité elle même est très importante, compte tenu que la reconnaissance du rôle des femmes défenseuses renforce finalement la capacité pour la participation politique, l'accès à la prise de décision et à un plaidoyer plus efficace. Il s'agit donc d'un autre élément qui doit être renforcé, car beaucoup de paroles sapent et diffament les FDDH, toujours en utilisant des stéréotypes liés au genre ou d'autres stéréotypes ou moyens traditionnels de discrimination, notamment la race et la classe sociale.
Toutes les paroles qui vont contre la légitimité et la participation des FDDH doivent être prises en compte et abordées par le biais de la construction d'une vision alternative, qui reconnait les femmes et leur travail.
De nombreuses organisations et défenseuses ont mis en lumière l'importance du soutien et du renforcement des capacités des réseaux de soutien entre et pour les femmes elles-mêmes, qui peuvent sauver des vies, peuvent les rendre plus autonomes en ayant un fort impact, et peuvent protéger les femmes afin qu'elles puissent poursuivre leur travail.
Un autre élément qui a attiré une grande attention dernièrement est la nécessité de soutenir le travail autour du soin de soi, du bien-être et de la gestion du stress. Ces éléments peuvent ne pas être habituels dans des mesures de sécurité plus traditionnelles, mais elles peuvent aider à remédier à un grand stress et aux difficultés que rencontrent les FDDH dans le cadre de leur travail. Avoir une approche préventive, par le biais de l'attention au bien-être, peut réellement être efficace pour soutenir les femmes et leur travail.
Quelles sont les stratégies clés et les points d'action pour ceux qui cherchent à soutenir les défenseuses du droit à la terre et des droits humains qui sont exposées au risque de violence et de criminalisation?
[María San Martín] - Nous devons faire entendre les besoins et les demandes visant à appliquer des perspectives basées sur le genre à tous les niveaux, et nous devons comprendre les FDDH dans leur contexte local, avec leur famille et leurs communautés, et essayer de diversifier le soutien de sorte que les mécanismes de protection soient ancrés au niveau local.
Nous devons aussi faire entendre leurs voix et leurs propres histoires. Nous pouvons aider à construire des visions alternatives qui montrent ce que les femmes font et pourquoi et comment elles essaient de construire, socialement et économiquement, d'autres manières de vivre.
Nous avons la capacité de contribuer à ces visions et à les aider à devenir plus visibles et plus présentes dans l'histoire globale de l'environnement, des relations basées sur les genres et du type de développement que nous voulons dans nos communautés et dans le monde.
** Cette analyse et les interviews ont été compilées par Osprey Orielle Lake, fondatrice et directrice exécutive de Women’s Earth and Climate Action Network (WECAN) International, et Emily Arasim, coordinatrice de communication de WECAN.